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Yiddish, une civilisation quasi anéantie

Le Monde diplomatique
Le génocide nazi a exterminé la majorité des juifs d’Europe. Avec eux, il a anéanti — ou presque — la langue et la culture judéo-allemandes. Substitut de patrie, le « yiddishland » a disparu. Par Henri Minczeles.

 

Le Yiddish est né dans la vallée du Rhin vers l’an 1000. Il est issu d’un des dialectes allemands de l’époque, le moyen haut allemand. Contrairement à l’opinion de certains linguistes, il ne s’agit nullement d’un allemand abâtardi. Chaque langue germanique utilisée actuellement a ses propres racines dans divers lieux d’outre-Rhin. Le yiddish n’échappe pas à cette règle. Il s’écrit en caractères hébraïques et se lit de droite à gauche. Les essais de « latinisation » ont été quasiment nuls.
C’est donc un idiome principalement composé à 75 % de termes allemands et de 15 % de termes araméens et hébreux, notamment dans le domaine de la religion. Au Moyen Age, en raison des persécutions, les juifs se sont lentement déplacés vers l’Europe orientale. De ce fait, des mots d’origine slave ont enrichi ce que les juifs appelaient eux-mêmes avec tendresse « le jargon (1) ». Mais ce judéo-allemand renfermait également des mots d’origine latine et bien plus tard s’est enrichi de mots américains.
Il s’agit par conséquent avant tout d’une langue de fusion disposant d’un vocabulaire très étendu, de doublets pour un même mot, de syntaxes diverses et de locutions étrangères aussi diverses que variées. Sur les terres russo-polonaises, le yiddish conserva ses origines germaniques. Mais un Allemand de souche a bien du mal à le comprendre (2).
Le judéo-allemand s’est développé sur tout le continent européen. C’est une langue diasporique qui possède la particularité spécifique de « fabriquer » un idiome à partir d’emprunts au voisin pour les intégrer dans sa propre langue. Mais il possède une syntaxe et une grammaire particulières. Ainsi, donc, de l’Antiquité jusqu’à une époque récente, il y eut des judéo-langues. Les plus récentes ont été ou sont le judéo-arabe et le judéo-espagnol (3). Pour ce qui est du yiddish, on constate quatre périodes linguistiques : naissance entre 1000 et 1250 du yiddish primitif ; apparition du vieux-yiddish, de 1250 à 1500, qui se différencie progressivement des autres dialectes de la Lotharingie (4) ; puis le moyen-yiddish, entre 1500 et 1750, qui témoigne d’un déplacement de son centre de gravité vers l’Est, et enfin le yiddish moderne, qui apparaît en 1750.
Suivant l’aire de diffusion du yiddish en Europe, on a distingué le yiddish occidental — lui-même subdivisé en divers parlers — et le yiddish oriental, dont le parler polonais, le litvak (yiddish de Lituanie) et l’ukrainien. Le tout est situé dans le yiddishland un substitut de patrie et de territoire caractérisé par un amour quasi charnel entre le juif et sa langue (5).
Langue des juifs ashkénazes, les premiers écrits datent de la Renaissance. Des romans de chevalerie, des traductions de la Bible à l’usage des femmes comme le Tse’enah-Ure’enah ; le Bovo Buch les Mémoires de Glückel Hameln, les livres de contes (Maynsè Buch) en sont les principaux (6).
En traversant les siècles, on remarque que le yiddish est la langue que les religieux hassidiques (7) emploient pour commenter des textes talmudiques, y compris aujourd’hui de la part des juifs marocains. Depuis 1870, l’industrialisation aidant, le yiddish a été un moyen de propagation des idées modernistes et révolutionnaires. La naissance des partis politiques juifs — Bund et sionisme — représente à la fois une lutte contre l’oppression et un réflexe identitaire.
C’est donc une langue de culture et une langue de combat. Langue de culture parce que les trois plus grands représentants littéraires sont, comme on les appelle familièrement, le grand-père, le père et le fils : Mendelè, Sholem Aleichem et Yitskhok Leybush Peretz (8). Ces trois écrivains ont su exprimer à la fois la spécificité du judaïsme et les thèmes communs à la littérature universelle : amour, nature, vie urbaine, solitude, révolte. Certes, ils ne sont pas les premiers, mais, grâce à eux, toute une pléiade de talents s’illustreront au cours des décennies suivantes. Langue de combat, parce que les bulletins, les tracts, les journaux ont appelé à la lutte contre des régimes détestés.
A la veille de la révolution de 1917, on compte plus de 6 millions de yiddishophones en Europe. Et, du fait des émigrations dues à la misère et à l’antisémitisme, le yiddish se développe dans le Nouveau Monde (9).
La période la plus féconde sera le XXe siècle, particulièrement de 1914 à 1939. En une génération, le yiddish a connu tous les genres littéraires, tous les courants et écoles littéraires. Pourtant, il est très vulnérable du fait de l’assimilation, phénomène inhérent à toute installation juive dans le pays d’accueil. Il y a beaucoup plus de littérateurs juifs qui ont écrit dans des langues non juives plutôt qu’en yiddish. Il n’empêche, et l’auteure-traductrice Rachel Ertel a raison de le souligner, cette langue-monde (10) a réussi, en moins de trente ans, à se manifester dans tous les genres. Au risque d’en oublier, retenons surtout les écrivains qui ont marqué de leur empreinte le monde yiddish avec ses heurs et ses malheurs.
Distinguons trois centres : la Pologne, la Russie et les Etats-Unis. Parmi les écrivains qui se détachent, citons An Ski, l’auteur envoûtant du Dibbouk l’éternel amour ; des romanciers aussi divers que Shalom Asch, qui sut si bien recréer le monde du shtetl (la bourgade juive de Pologne) ; Joshua Israël Singer, l’auteur des Frères Askenazi ; son frère, Isaac Bashevis Singer, Prix Nobel 1978, le plus connu des non-juifs par ses romans où se mêlent le fantastique, le merveilleux et le réalisme ; le subtil Der Nister et ses paraboles ; Zalman Schnéour, le chantre des juifs paysans (11).
La poésie se prête admirablement au yiddish, comme en témoignent les apports de Peretz Markish, tempétueux et exubérant ; Itsik Manger, le troubadour ; Leivick Halpern, l’auteur engagé, chantre du désespoir et de l’espoir ; Avrom Sutzkever, le seul grand poète vivant, amoureux fou de sa ville natale Vilnius ; Avrom Reisen, simple, tendre et passionné ; Moyshe Kulbak, qui exprime les contradictions familiales sous la dictature communiste ; Itsik Fefer, le révolutionnaire conformiste ; les « prolétariens » Morris Vintchevski, Avrom Liessin, David Edelstat, Morris Rosenfeld ; le très populaire Mordehaï Gebirtig, etc. (12).
Nous pourrions encore parler des historiens, dramaturges, journalistes, pédagogues, grammairiens, sociologues, philosophes et leaders politiques. En 1908, à la conférence de Czernowicz (Tchernovtsy), il fut décrété que le yiddish était une langue juive à part entière au même titre que l’hébreu, et non plus une espèce de sabir. En 1925, fut créé à Wilno (Vilnius) le YIVO — l’Institut scientifique juif — chargé non seulement de normaliser et d’uniformiser la langue, mais également de créer des sections de sociologie et d’histoire, et ce, la même année que l’université de Jérusalem (13).
La littérature n’est qu’un pan de ce que l’on a appelé la yiddishkeit ce mode de vie inhérent à la condition juive, une fécondité dans la précarité, la richesse intérieure, le quant-à-soi, tout ce que l’on appelle « les mille et un combats sur les champs de bataille de l’esprit (14) ». Des dizaines de quotidiens paraissaient, dont certains tiraient à plus de 100 000 : rien qu’en Pologne, on en compta 27 en 1937, dont le Haynt (Aujourd’hui) tirant à 150 000, et plus d’une centaine d’hebdomadaires, 58 mensuels et même des journaux pour enfants (15). Aux Etats-Unis, il en alla de même : en 1916, le tirage total dépassait 537 000 exemplaires, et à lui seul le quotidien Forverts (En avant) tirait à 250 000 exemplaires.
Des écoles yiddish à plein temps et des réseaux scolaires ont fleuri en Pologne — en dépit des conditions précaires de fonctionnement -, en Union soviétique, dans les pays baltes, en Roumanie et, durant un temps, aux Amériques. Des écoles parfois laïques, où l’on pratiquait la mixité et où l’on enseignait des programmes résolument progressistes, avec une pédagogie de pointe, étaient fréquentées par des centaines de milliers d’enfants.
La yiddishkeit c’est le tissu associatif, les bibliothèques, les troupes théâtrales, les chorales, les sociétés mutualistes, les sociétés d’originaires, la musique. Elle s’observa non seulement dans les actes de la vie courante, mais aussi parfois dans des querelles de clocher, des discussions à perte de vue et surtout une question lancinante. Le yiddish n’était-il pas en danger, comme toute langue diasporique ? Même au plus fort de sa gloire, des médecins se penchaient sur le chevet du malade. Ils posaient leur stéthoscope. Mais, comme le disait le poète Jacob Gladstein, les bons docteurs mourraient auparavant. Cette impression de fragilité ne quitta jamais les yid-dishistes purs et durs. Le danger principal, c’était la langue majoritaire. Cela se vérifia en Allemagne, en Hongrie et en France.
La langue et la culture yidddish ont été décimées. C’est d’abord et surtout le nazisme qui, en anéantissant ses locuteurs, lui a porté un coup fatal. « Le nazisme apparaît comme une idéologie linguicide parmi les plus meurtrières du siècle. Environ 75 % des locuteurs du yiddish périrent durant la Shoah » écrit Jean Baumgarten (16). Mais les condamnés à mort écrivirent. Des poètes, des romanciers, des mémorialistes ont fixé pour l’éternité des témoignages sur la ruine et les cendres d’une culture. Des archives, des objets, des livres furent enfouis. Dans des bouteilles de lait enterrées sous les décombres, un peu partout, des documents nous sont parvenus.
Partout, on écrivait, on consignait. Ceux qui ont survécu, et cela ne dura qu’une décennie, ont évoqué leur martyrologe (liste des martyrs). Leurs témoignages sont précieux, car, contrairement à ce que l’on a dit, les déportés ont parlé. Toute une littérature du Hourban (catastrophe) a Paru sur cette épouvantable tragédie. Primo Levi, juif italien, ou Haïm Vidal Sephiha, juif séfarade, ont appris le yiddish, outil de communication privilégié de la vie et de la survie à Auschwitz. En 1945, la richesse et la profusion du yiddishland ne subsistaient qu’à l’état de traces, de cadavres, de souvenirs (17).
La deuxième atteinte a été le génocide culturel du stalinisme. Au cours d’une embellie de quelques années au lendemain de la révolution de 1917, le yiddish obtint un droit de cité incontesté. Des écoles et des universités furent créées. Les écrivains devinrent des travailleurs intellectuels avec la bénédiction du régime. Mais à condition de ne pas s’écarter de la ligne. Quand, à partir de 1935, la culture juive fut jugée « petite-bourgeoise et réactionnaire », tout s’écroula. Seuls deux minables bulletins furent autorisés à paraître (18).
La troisième atteinte a été l’hébreu, langue de la Bible, langue d’Eretz Israël. L’hébreu n’a jamais été une langue morte et a connu une reviviscence remarquable. Mais le yiddish, langue diasporique, a été violemment attaqué en Israël. Maintenant seulement, le yiddish est admis. Mais il est trop tard. Actuellement, les principaux locuteurs du yiddish sont les religieux, alors que le yiddish fut longtemps une langue séculière. Certes, on ne saurait mettre sur le même plan une politique exterminatrice, un génocide culturel et un choix volontaire. Autrefois, le yiddish était une langue juive, dont la patrie était le monde entier. Une langue sans frontières, sans Etat, sans armée, sans drapeau, mais le désir affirmé d’être soi-même et de le demeurer. D’être « juif à la maison et homme au dehors (19) ».
Depuis un demi-siècle, un lent et continuel déclin s’est imposé. Les vieux meurent et emportent le « maméloshn (20) » avec eux. Certes, il y a le désir d’un retour aux sources, une réaffirmation identitaire de s’approprier le passé, un regain d’intérêt grâce aux cours de yiddish, aux chanteurs, aux orchestres klezmer, etc. Mais le yiddish n’est plus un continent. Subsistent quelques îlots à Jérusalem, Paris, New York, Anvers ou Buenos Aires. Reste le travail immense du traducteur, des millions de lignes à transcrire. Les quelque 300 ouvrages que l’on peut lire en français ne représentent que la part visible de plusieurs dizaines d’icebergs immergés. Où en est-on aujourd’hui ? Plutôt que se lamenter, penchons-nous sur cet univers. A défaut de lire dans l’original, admettons que le français parvient à restituer un univers assassiné. L’état des lieux est alarmant. On peut tuer les gens, mais l’on ne pourra pas extirper une mémoire, la néshama (l’âme) d’un peuple. Langue vivante ou langue de culture ? Qui sait ? Éclat fugace ou continuité ? L’avenir d’une langue ne se mesure pas. Ce n’est pas un théorème de géométrie. Il défie les lois de la pesanteur. Pour ma part, je préfère une bouteille à moitié pleine à une bouteille à moitié vide. David Ben Gourion ne disait-il pas : « Celui qui ne croit pas au miracle n’est pas réaliste » ? Et Régine Robin a raison d’affirmer « Pas de kaddish (21) pour le yiddish ! »

(1) Il s’était créé à la fin du XIXe siècle des comités du jargon « chargés de promouvoir la bonne littérature » en même temps que de lutter contre le tsarisme, la langue servant de support linguistique. (2) Exemple : « No ’hn Bentschn hot der Zayde gekoyft a Seyder ». Traduction : « Après la prière (français : bénédicité), le grand-père (russe) a acheté un livre religieux (hébreu) ». Au lieu de l’allemand « Nach dem Gebet hat der Grossvater ein Buch gekauft ». (3) Le judéo-espagnol est dérivé du vieux castillan. (4) Espace géographique, défini au nord par la mer du Nord, au sud par les Alpes, à l’est par le Rhin et à l’ouest par la Meuse et l’Escaut. (5) Nathan Weinstock et Haïm Vidal Sephiha, Yiddish et judéo-espagnol, un héritage européen, brochure publiée à l’initiative du Bureau européen pour les langues moins répandues, Bruxelles, 1997. (6) Jean Baumgarten, Introduction à la littérature yiddish moderne, Cerf, Paris, 1993. (7) De l’hébreu hassid : « pieux, dévot ». (8) Mendelè, pseudonyme de Shalom Jacob Abramo-vitch, décrit avec humour le monde statique des communautés juives de l’époque ; Sholem Aleichem, pseudonyme de Shalom Rabinovitch, le Molière ou le Mark Twain juif, un observateur clinique de la condition humaine juive ; Yitskhok Leybush Peretz, le plus grand écrivain juif, très complexe et profond, acquis aux idées nouvelles et peintre d’un monde en mutation. (9) Rachel Ertel, Brasier de mots, Liana Levi, Paris, 2003. (10) Ibid. (11) Nous n’avons pu évoquer, en raison du manque de place, les grands courants littéraires à Varsovie, Lodz, Moscou, Kiev ou New York. (12) Charles Dobzynski, Anthologie de la poésie yiddish, Le Miroir d’un peuple, Gallimard, Paris, 2000. (13) Désormais transféré à New York. (14) Expression de l’historien juif Simon Doubnov : cf son Histoire moderne du peuple juif, Cerf, Paris, 1994. (15) Le journal pour enfants le plus connu s’appelait Grininkè Baymele’h — Les petits arbres verts. (16) Jean Baumgarten, Le Yiddish, histoire d’une langue errante, Albin Michel, Paris, 2002, p. 213. Lire aussi Rachel Ertel, Dans la langue de personne : poésie yiddish de l’anéantissement, Seuil, Paris, 1993, ainsi que des Livres du souvenir, les Yizker Bi’her, mémoriaux juifs de Pologne présentés par Annette Wieviorka et Itzhok Niborski, Gallimard, Julliard, 1983. (17) A Varsovie, il se créa un groupe clandestin, l’Oneg Shabbat, pour tenter de sauvegarder un minimum de traces. A Wilno (Vilnius), il y eut une brigade de papier créée par les nazis, mais dont on réussit à sauver des milliers de livres. (18) Sovietishe Heimland et Birobidjaner Shtern : cf Henri Slovès, L’Etat juif de l’Union soviétique, Les Presses d’aujourd’hui, Paris, 1982. (19) Expression de Yehouda Leib Gordon, un partisan du modernisme de la Haskala. (20) Littéralement, la langue de ma mère. Cf Miriam Weinstein, Yiddish, mots d’un peuple, peuple de mots, Autrement, Paris, 2003. (21) Prière pour les défunts.

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