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Un entretien avec (l’ancien) président du CRIF (L’Arche n°520 (juin 2001))

Article paru dans L’Arche n°520 (juin 2001)
Roger Cukierman: « Aujourd’hui, nous parlons tous de la même voix, unis derrière Israël »
Un entretien avec l’ancien président du CRIF

Depuis quand êtes-vous présent au CRIF?
Je suis entré à la commission d’études politiques du CRIF au temps de Théo Klein; sous Jean Kahn je suis entré au comité directeur, et sous Henri Hajdenberg je suis entré à l’exécutif.
Vous avez eu d’autres activités au sein de la communauté?
J’ai été pendant au moins vingt-cinq ans trésorier de l’Œuvre de protection de l’enfance juive (OPEJ). J’ai assumé ce travail à la demande d’Edmond de Rothschild, qui en était le président. Comme il n’était pas souvent à Paris, j’ai assuré la responsabilité finale de toutes les décisions concernant l’OPEJ. Parallèlement, j’ai succédé à mon père au conseil d’administration du COJASOR, où Claude Kelman m’avait demandé d’entrer. Mon père était très proche de Claude Kelman, et j’avais une très grande admiration pour lui. J’ai été pendant une bonne vingtaine d’années administrateur du CASIP et membre du comité directeur du FSJU. J’ai remplacé pendant deux ans Lionel Stoleru comme président de la Chambre de commerce France-Israël, quand il est devenu ministre, et je lui ai rendu sa place après. Je suis administrateur de la Claims Conference à New York, et vice-président de l’Alliance israélite universelle.
C’est davantage un parcours de notable que de militant de base…
C’est vrai. Mais pendant la période où j’étais candidat, j’ai beaucoup circulé. J’ai rencontré des gens, j’ai écouté leurs demandes et leurs critiques. J’ai l’intention de faire un gros effort pour entretenir de vrais contacts avec la communauté juive. Non pas avec la base, parce que je n’ai pas la prétention de rencontrer les 600 000 Juifs de France, mais avec les institutions. J’irai voir les comités directeurs des grandes institutions de manière régulière, j’irai en province pour rencontrer les délégations. Je ferai en sorte d’expliquer ce que je veux faire et d’entendre ce qu’ils ont à me dire.
Êtes-vous partisan d’un élargissement du CRIF ?
J’ai contribué à ce que les Loubavitch entrent au CRIF. Je ne suis pas un pratiquant ardent mais je considère que ni au CRIF ni ailleurs on n’a le droit de choisir entre les bons Juifs et les mauvais Juifs. Je souhaite que toutes les organisations juives sans exception – à partir du moment où elles sont un peu représentatives et où elles adhérent à l’esprit comme à la lettre de nos statuts – entrent au CRIF. Je dois dire que l’immense majorité des vraies institutions juives y sont déjà. Il y avait des prétextes pour ne pas payer les cotisations, à la suite de divergences politiques. Aujourd’hui, les divergences politiques ne peuvent plus se justifier. Entre religieux et non religieux, et entre droite et gauche, la coalition est indispensable: il y a la guerre en Israël, il y a un danger pour les Juifs en France. J’ai fait des démarches auprès de tous. J’ai vu le grand rabbin de France, le grand rabbin de Paris, le président du Consistoire central, le président du Consistoire de Paris, toutes les organisations sionistes. Je crois qu’aujourd’hui nous parlons tous de la même voix, unis derrière Israël. Et s’il faut faire des concessions sur le plan de la courtoisie, j’en ferai volontiers.
Quelles sont les premières initiatives publiques que vous comptez prendre ?
Il faut convaincre les autorités de la République que la France, qui a l’oreille des Palestiniens et qui s’est montrée généreuse à leur égard, doit leur faire entendre un langage de raison en leur expliquant qu’il vont droit dans le mur, qu’il n’arriveront pas à détruire l’État d’Israël, que leur politique actuelle engendre des morts, encore des morts et toujours des morts. Ils doivent d’abord mettre fin aux violences; ensuite, on pourra se mettre autour d’une table et reprendre les discussions. La coexistence est indispensable, sur un territoire limité qui se trouve entre le Jourdain et la Méditerranée et qu’il faut d’une certaine manière partager en deux. Mais ils n’obtiendront pas un droit au retour de 3 700 000 Arabes en Israël, ce qui signifierait la fin d’Israël; donc, qu’ils ne se fassent pas d’illusions. Les États occidentaux, et la France en particulier, doivent le leur faire comprendre.
Comment voyez-vous la situation en Israël ?
J’étais en Israël pendant les élections. C’était exactement le même état d’esprit que les gens pouvaient avoir au moment de Munich, quand Daladier et Chamberlain ont tout abandonné à Hitler pour avoir la paix. Les concessions d’Ehoud Barak, c’était un peu cela: on donne tout dans l’espoir d’avoir la paix, et on n’a pas eu la paix. Et puis, Arik Sharon a dit, à une population angoissée: on va se mettre debout et on va se battre. Un peu comme Churchill a pu le faire. Je ne dis pas que Sharon c’est Churchill, mais je dis que c’est comme cela que les Israéliens l’ont vécu. C’est comme cela qu’il a eu une immense majorité. Ce n’était pas parce que, brusquement, la population israélienne est devenue une population de droite. C’est parce qu’il n’y avait pas le choix. Il fallait soit suivre la voie proposée par les Palestiniens, c’est-à-dire la mer, soit se battre.
La politique française au Proche-Orient vous paraît-elle équilibrée ?
Prenons quelques exemples. Le Quai d’Orsay considère que Jérusalem est une ville palestinienne et pas une ville israélienne; le consul de France donne deux réceptions le 14 juillet, l’une pour les Juifs, l’autre pour les Arabes (c’est le seul endroit ou Juifs et Arabes n’ont pas la possibilité de se rencontrer). Le Quai d’Orsay s’est opposé à la livraison de lanceurs de gaz lacrymogènes à Israël, en même temps qu’il se plaignait de l’utilisation excessive de la force par Israël. Et puis, vous avez au moins un demi-million d’Israéliens juifs francophones qui n’ont pas accès à l’organisation mondiale de la francophonie qui est intégralement payée par la République française (donc par nous, contribuables), alors que le Vanouatou et l’Albanie sont acceptés. Tout cela fait partie des choses qui sont difficiles à supporter par la sensibilité juive. Nous devons intervenir auprès de nos hommes politiques pour leur montrer à quel point il y a une attitude partisane qui mérite une correction. Nous ne demandons pas que le Quai d’Orsay abandonne les Palestiniens et l’amitié des pays arabes, nous demandons simplement une attitude équilibrée.
On va vous accuser d’organiser un « lobby » juif pour Israël.
Lobby est un mot anglais, je ne sais pas exactement ce que cela veut dire. Ce que je sais, c’est que la communauté juive ressent très profondément ce qui se passe en Israël et souhaite que nous intervenions auprès des autorités pour améliorer la relation entre la France et Israël. Le grand rabbin Kaplan, quand on lui demandait ce qu’il pensait de la « double allégeance », disait qu’on ne peut pas reprocher à quelqu’un d’aimer à la fois son père et sa mère. C’est une très belle phrase, qui correspond tout à fait à nos sentiments. La France a toujours accueilli généreusement les communautés juives depuis des siècles: on dit « Heureux comme un Juif en France ». Mais cela ne s’est pas passé sans de nombreuses contradictions et des conflits quelquefois graves, comme l’Affaire Dreyfus ou Vichy. La relation entre la France et Israël est marquée, elle aussi, par des situations contrastées. Notre souhait est que l’harmonie règne entre la France et Israël, et entre la communauté juive et le reste de la communauté française. Et la relation avec Israël, pour nous Juifs français, est une considération importante dans cette harmonie.
Quelques mots, pour conclure, sur votre parcours personnel…
Je suis né en 1936 à Paris, de parents qui étaient venus de Pologne au début des années trente. Mon père, qui était étudiant à la yéshiva en Pologne, s’est un peu éloigné de la religion à son arrivée en France. Mais il est resté très actif dans la communauté. Il était président des Amis de Ozarow, qui était son shtetl, et il est entré à la Fédération des sociétés juives avec Claude Kelman, dont il était vice-président. Il a été secrétaire général des Sionistes généraux avec Jacques Orfus, président des colonies de vacances en Israël, et président des Amis d’Unzer Wort, le quotidien en langue yiddish. Mon frère et moi avons créé il y a vingt ans le Prix Max Cukierman, pour encourager la langue yiddish. J’ai vécu dans une ambiance tellement sioniste que j’ai fini par épouser une Israélienne. J’ai quatre enfants. L’aîné a étudié quatre ans à l’Université Bar-Ilan ; il est professeur d’hébreu à l’école Maïmonide à Paris. Le deuxième a fait son alyah, il a étudié au Technion, a servi dans Tsahal et dirige un groupe financier. Ma fille, la troisième, est chanteuse et partage son temps entre la France et Israël. La quatrième est experte en joaillerie.
Après mes études (doctorat de sciences économiques, licence en droit, École supérieure de commerce de Paris), je suis entré à 26 ans dans le groupe Edmond de Rothschild. Edmond de Rothschild a été pour moi comme un second père. Il m’a permis de devenir patron du groupe, de m’occuper d’affaires qui n’était pas des affaires, comme l’OPEJ ou comme la Fondation ophtalmologique dont j’étais vice-président. Je me suis épanoui auprès d’un homme qui avait lui-même une assez large variété d’intérêts. Je lui en suis très reconnaissant. Assez rapidement, il m’a demandé de suivre les affaires israéliennes du groupe. C’était d’autant plus intéressant qu’à l’époque il y avait très peu d’investissements étrangers en Israël. Donc, pendant une bonne trentaine d’années j’ai fait la navette une fois par mois entre la France et Israël. J’étais très impliqué dans la vie économique israélienne; j’étais notamment président de notre banque israélienne (Israel General Bank). J’ai connu tous les premiers ministres, y compris Ben Gourion que j’ai rencontré en 1967, et tout l’establishment économique israélien.
Vous étiez enfant sous l’Occupation. Où étiez-vous ?
En 1940, j’avais 4 ans. Mes parents, pendant l’exode, m’ont confié à des amis. Ils m’ont perdu pendant trois mois: le rendez-vous avait été raté. Par chance, ils m’ont récupéré et on est descendus à Nice où on a vécu relativement tranquilles jusqu’en 1943. Nice était sous contrôle italien, et les choses se passaient plutôt bien pour les Juifs – jusqu’à l’arrivée des Allemands. J’ai encore dans l’oreille le bruit des bottes allemandes, un soir de 1943. Je me souviens de ma mère me disant, avec son accent yiddish: « Si la police arrive, tu me dis au revoir madame et tu cours dans la rue. » Et puis, on m’a caché un an chez les bonnes sœurs. Mon père et ma mère ont passé un an dans une clinique durant la même période, et ma mère en a profité pour accoucher de mon frère. On a eu la chance que notre petite cellule familiale ne soit pas touchée. Pendant ce temps, toute notre famille en Pologne est morte: grands-parents, oncles, tantes, cousins, ils ont tous fini à Treblinka.
Que vous est-il resté de cette période ?
Je n’ai jamais connu de vieux dans ma famille. Je ne savais pas ce que c’était. Je n’ai pas connu mes grands-parents. On s’imagine que c’est naturel, que ça doit être comme cela. La vraie découverte a été il y a sept ou huit ans. J’ai fait un voyage en Pologne dans le village de mon père, à Ozarow, avec mon frère, deux de mes enfants et quatre ou cinq personnes originaires du même village, dont un monsieur qui s’appelait Adler. Il avait une mémoire fabuleuse du village. Il nous a raconté l’histoire de chaque maison. Quand nous sommes revenus, je l’ai persuadé d’écrire un livre sur la vie à Ozarow. Mon frère et moi, on a peaufiné ce livre et on l’a édité. J’en suis très fier, parce que ça m’a permis de retrouver mes racines.

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