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Rome en double sens. Par Elie Kling

Rome, Novembre 70
Vespasien, en contemplant la foule qui l’acclamait, ne pouvait s’empêcher de penser que la vie réserve décidément bien des rebondissements. Il y a 7 ans à peine, il craignait pour sa tête et se cachait chez des amis pour échapper à la colère de Néron, l’empereur fou (il s’était dangereusement assoupi à l’une des représentations théâtrales organisées par l’empereur, qui en avait crucifié pour moins que ça! ). Depuis, beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts du Tibre! La Judée s’était révoltée et Néron l’avait nommé commandant des troupes chargées de ramener la Pax Romana entre la mer et le Jourdain. Puis, il y a deux ans, le fou s’était suicidé et avait plongé l’Empire dans un chaos sans précédent : 4 empereurs s’étaient succédés en l’espace d’une seule année et au moment où Jérusalem l’indomptable semblait enfin prête à céder, c’est lui, Vespasien, qui fut appelé sur le plus puissant trône du monde. Il nomma son fils Titus à la tête des armées et lui confia le soin d’achever le travail en Judée. Après quatre années de guerre sanglante et des mois de siège, Jérusalem tomba enfin et il ne restait plus rien du splendide temple juif qui narguait la puissance de Rome. Les pièces de monnaie frappées pour l’occasion portaient fièrement l’inscription Judea Capta, « la Judée est conquise ». On pouvait y voir une prisonnier juif, mains attachées dans le dos et une juive, assise en pleurs. Le défilé de la victoire fut l’un des plus prestigieux que la ville ait connu. Il semblait interminable : les ustensiles en or, en argent et en ivoire, les tapis d’un pourpre rare, les légionnaires et leurs chefs impeccablement revêtus de leurs brillantes armures, Titus sur son quadrige de chevaux blancs, même les captifs et les esclaves juifs avaient été soigneusement habillés pour l’occasion ! Mais ce qui attirait le regard de tous, c’était la Table sacrée recouverte d’or et le chandelier en or massif qu’on avait ramenés de la capitale judéenne, derniers vestiges du Temple incendié. A leur côté, un superbe rouleau de la Thora, sensé témoigner de ce que fut la religion de Moise qui venait de disparaitre définitivement dans le cri des captifs torturés, dans les larmes des mères affamées et dans les flammes au milieu desquelles Sion se consumait. Soudain, le tumulte cessa. Le cortège s’arrêta net devant le Temple de Jupiter. Dans un impressionnant silence Shimon Bar Guiora, le chef des armées juives, le charismatique vainqueur de la bataille de Beth Horon, fut amené à l’entrée du Forum. Lorsqu’on le jeta du haut du Capitole, un énorme cri de joie s’éleva de la foule. Et les sacrifices de remerciements à Jupiter clôturèrent cette mémorable journée.
Rome, Novembre 81
L’empereur Titus est mort. Il était monté sur le trône à la mort de son père, 3 ans auparavant. Son frère Domitien le remplace à la tête de l’empire et, pour un temps encore, perpétue ainsi la dynastie des Flaviens. Il réalise alors son souhait d’ériger un imposant arc de triomphe en l’honneur de son frère et de ses victoires en Judée. On peut voir sur l’un des piliers Titus en triumphator coiffé de lauriers et conduisant son quadrige. Sur l’autre pilier, des soldats portent la Menorah et la Table. La joie populaire qui marqua la chute de Jérusalem sera donc immortalisée sur les lieux même ou elle éclata 11 an plus tôt. La Judée, depuis l’épisode héroïque et tragique de Massada, est aujourd’hui bien calme. Il semble bien qu’il se soit s’agit là du dernier sursaut d’Israël. Les ultimes soubresauts de ce qui fut naguère le lion de Judée.
Rome, 30 Novembre 1947.
David Pratto, le grand rabbin de Rome, a préparé toute la nuit son discours. De toutes façons, il n’aurait pas pu dormir. Le vote de la veille fut bien trop serré et le suspens bien trop grand pour qu’un homme comme lui puisse ensuite trouver le sommeil. Depuis sa rencontre à la Conférence de San Remo avec Hayim Weizman, il avait été conquis par la cause du mouvement de libération nationale du peuple juif. Que ce soit à Livourne, à Florence, à Tripoli, à Alexandrie (où il assuma quelques années la charge de rabbin de la vénérable communauté égyptienne) ou à Rome, cet éducateur né n’a jamais ménagé ses efforts pour contribuer à la réalisation du projet sioniste. D’ailleurs, il avait fait son Alya dès 1940. Et s’il se trouve à nouveau à Rome ce 30 novembre 47, c’est parce qu’il ne put refuser de répondre à l’appel des rescapés Juifs de la ville qui, deux ans plus tôt, au lendemain de la Shoa, se retrouvèrent sans guide spirituel (le précédent grand rabbin de Rome venait de se convertir au christianisme en expliquant à ses fidèles, meurtris par la guerre et le silence du pape, qu’il avait eu une vision de Jésus alors qu’il officiait à la synagogue le jour de Kippour!). Rav Pratto avait appelé les Juifs de la capitale italienne à le rejoindre aux pieds de l’arc de triomphe de Titus. Rassemblés devant le célèbre monument, à l’endroit précis où s’élevait jadis le Temple de Jupiter et où Shimon bar Guiora avait été exécuté, ils se retrouvèrent pour entendre ce que leur rabbin avait à leur dire. Intrigués, les badauds italiens observaient ce singulier rassemblement. Aux plus curieux qui leur demandaient la raison de l’attroupement, les Juifs répondaient que le rabbin allait tout expliquer. Puis, comme si quelqu’un leur avait fait signe, tout le monde se tut et les visages se tournèrent vers Rav Pratto. La plupart des Juifs présents avaient perdu des êtres chers durant les années noires et une sourde douleur se lisait encore sur tous les visages. Tous avaient entendu la veille le vote historique à New York reconnaissant enfin au vieux peuple têtu le droit de faire revivre son état. Le rabbin voulut leur dire que la boucle était enfin bouclée, que le défilé de la victoire de Vespasien et de Titus il y a si longtemps sur ce même lieu ne marquait nullement la fin de l’histoire juive mais le début d’un nouveau chapitre, long et douloureux, dont la dernière page venait d’être écrite il y a quelques heures à New York, qu’un nouveau chapitre commençait maintenant comme les prophètes d’Israël nous l’avaient promis et que la décision des rabbins italiens d’interdire de passer sous l’Arc de Titus et que les juifs du monde entier avaient scrupuleusement respectée pendant des siècles en l’honneur de Jérusalem était annulée… Il voulut leur dire tout cela et bien des choses encore mais aucun son ne sortit de sa bouche. Lui dont les sermons étaient tant appréciés et qui trouvaient si facilement les mots en toutes circonstances, était submergé par l’émotion. Alors, ce fut un vieux Juif au visage marqué par des douleurs qu’on devinait à la fois récentes et très anciennes et dont les yeux exprimaient dans un même regard toute la fierté et la joie de vivre cet instant qui brisa le silence en récitant la prière d’usage : « Béni soit Celui qui nous a fait vivre jusqu’à ce jour! ». Le Rabbin fit un signe de la main qui pouvait à la fois signifier « tant pis pour le discours » et « suivez-moi » et devint le premier Juif depuis 1866 ans à passer sous l’Arc de Titus. Il prit bien soin de le franchir du Nord au Sud, de Rome vers Jérusalem, dans le sens inverse de celui qu’avait emprunté les esclaves juifs de Vespasien. Les autres le suivirent en silence et lorsqu’ils furent tous passés entre les deux colonnes, ils se mirent à chanter l’Hatikva.

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