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L’émigration italienne en Afrique orientale. Par Gian Luca Podestà

Les origines de la politique coloniale.
À ses débuts, la politique coloniale italienne ne fut aucunement influencée par la question de l’émigration, bien que cette dernière ait déjà pris vers 1870 une ampleur considérable (Sori, 1979, 20). Les objectifs d’expansion dans la région de la mer Rouge étant de nature commerciale, il s’agissait de créer les conditions nécessaires pour trouver des fonds d’approvisionnement en matières premières pour les manufactures nationales et des débouchés pour les marchandises italiennes. D’autre part, l’inauguration du canal de Suez et la création de nouvelles routes maritimes entre l’Europe et l’Orient avaient incité l’Italie à entrer dans la compétition coloniale, avec l’illusion que le nouvel État unitaire pouvait redevenir le pont entre l’Orient et l’Europe, comme l’avaient été Gênes et Venise autrefois. Les velléités expansionnistes en Tunisie et en Tripolitaine et Cyrénaïque s’étaient brusquement essoufflées et la seule zone où l’Italie jouissait d’une certaine liberté de mouvement, notamment grâce à l’appui britannique, était l’Afrique orientale.
L’occupation de Massawa en 1885 et le débarquement d’un corps armé expéditionnaire, initialement destiné à œuvrer contre l’insurrection des derviches au Soudan en soutien des troupes britanniques, bouleversèrent radicalement la stratégie coloniale. Même si rien n’avait apparemment changé, comme les membres les plus influents du cabinet . L’Africa italiana al Parlamento nazionale, 1882-1905…., parmi lesquels le président du Conseil en personne, Agostino Depretis, ne cessaient de le répéter dans les enceintes parlementaires et dans la presse, il ne fait aucun doute que la nouvelle politique coloniale italienne révélait l’intention d’entreprendre la conquête de ce territoire au détriment de l’empire éthiopien. L’aggravation de la question de l’émigration a probablement aussi contribué à réorienter les stratégies expansionnistes vers la création d’une réelle colonie (Podestà, 1996, 188). Ce phénomène, caractéristique de l’histoire du nouvel État italien depuis sa constitution, avait atteint des proportions toujours plus importantes à partir de la moitié des années 1880. On constatait de plus une notoire augmentation de l’émigration méridionale, qui, jusqu’alors, était nettement minoritaire par rapport à celle des régions septentrionales (Sori, 1979, 25).
C’est précisément à ce moment, en effet, que l’on assista à la « conversion » de beaucoup de politiciens méridionaux en faveur de l’expansion en Éthiopie, dont le plus influent sans doute était Francesco Crispi. Dans un premier temps, les classes dirigeantes du Sud s’étaient opposées à la politique coloniale commerciale dans la région de la mer Rouge, plutôt élaborée dans les milieux économiques de Gênes et Milan, et avaient misé en revanche sur l’expansion en Afrique du Nord. D’une part parce que les régions du Sud y avaient une tradition de relations économiques, et d’autre part parce que cette zone pouvait accueillir de nombreux colons agricoles, comme en témoignait l’importante colonie sicilienne en Tunisie. Le protectorat français imposé à Tunis en 1881 et la résistance obstinée des autorités turques face à la pénétration italienne en Tripolitaine et Cyrénaïque marquèrent toutefois la fin des illusions. C’est pourquoi la question de l’émigration nationale commença à faire partie intégrante de la politique coloniale italienne. De manière presque voilée d’abord, puis de façon plus nette dès les années 1889-1890, lorsque débuta de manière effective l’avancée des troupes italiennes vers le haut plateau éthiopien. En ce sens, le cas de Francesco Crispi, alors président du Conseil, fut emblématique : le régime fasciste se plaira à le définir comme un précurseur de Mussolini en matière de politique coloniale. En 1888, il semblait encore privilégier la question de l’expansion économique nationale, mais avançait déjà en 1890 comme objectif principal de la politique coloniale la résolution, même partielle, de la question de l’émigration, avec l’espoir, pas encore étayé par des recherches sérieuses, que l’Éthiopie pourrait accueillir une masse considérable d’émigrants [2][2] Ibid., p. 173 et sq.. Naturellement, une telle politique comportait le risque de provoquer la guerre avec l’empire éthiopien et conduira à l’épilogue d’Adoua.
La stratégie différente suivie par le gouvernement italien pour la colonisation de la Côte des Somalis démontrait également que l’aggravation de la question de l’émigration avait fortement influencé la nouvelle politique expansionniste. En ce qui concerne l’Érythrée et les futurs acquis territoriaux en Éthiopie septentrionale, c’était désormais la thèse de la colonisation agricole par des paysans italiens qui prévaudrait, en limitant aux zones climatiquement défavorables les concessions à de grands propriétaires terriens. En Somalie, en revanche, où la nature du climat semblait exclure l’émigration, le gouvernement entendait privilégier le développement commercial et la grande propriété capitaliste fondée sur les plantations de coton, tabac et autres produits tropicaux. En effet, la gestion du protectorat italien en Somalie fut au départ confiée à quelques sociétés commerciales, émanation des milieux économiques d’Italie septentrionale. Paradoxalement, les projets de colonisation italienne en Érythrée furent entravés puis définitivement liquidés par la politique militaire inaugurée en 1885 qui déboucha tragiquement sur la défaite d’Adoua le 1er mars 1896 [3][3] Le 1er mars 1896, près d’Adoua, les troupes éthiopiennes….
Les expériences coloniales en Érythrée
En réalité, le gouvernement italien, au delà des déclarations d’intentions – lesquelles toutefois avaient sans doute pour but de réaliser un consensus sur la politique coloniale au parlement et dans le pays –, ne fit pas grand chose pour poser concrètement les bases d’une éventuelle émigration en Érythrée. La quasi-totalité du budget colonial était destinée aux dépenses militaires et relativement peu restait pour les dépenses civiles (Podestà, 2004, 8). L’équipement en infrastructures de la colonie d’Érythrée était assez modeste (il le restera jusqu’en 1935), ce qui décourageait les investissements privés et pénalisait toute tentative d’entreprendre sérieusement un programme de colonisation. En outre, l’armée qui jouissait en pratique des pleins pouvoirs dans les colonies, sabota les expériences de colonisation, les trouvant prématurées puisqu’elles risquaient de bouleverser l’économie locale et de susciter le mécontentement des indigènes. En effet, la politique de « domanialisation » des terres qui fut amorcée par l’administration italienne [4][4] Ministère des Affaires étrangères au ministère de la…, en l’occurrence dans l’incapacité totale d’évaluer correctement les rapports juridiques coutumiers de ces populations, provoqua l’unique révolte contre la domination italienne dans l’histoire de l’ Érythrée.
En 1890, le parlement approuva finalement le projet de colonisation agricole expérimental. La responsabilité en fut confiée au député Leopoldo Franchetti, investi par Francesco Crispi des mandats de « député en mission spéciale pour la colonisation de l’Érythrée » et de régent de l’Office colonial pour l’agriculture et le commerce [5][5] L’Africa italiana al Parlamento nazionale, op. cit.,…. Dans la plus totale inconscience des conditions réelles de la colonie, Crispi s’était risqué à affirmer que l’Italie, en colonisant le haut plateau, aurait pu y acheminer « cette masse d’émigrants qui [prenait] la route de l’Amérique » (Battaglia, 1958, 431). Franchetti, un des plus célèbres parlementaires italiens de l’époque, soutenu par l’encore plus influent Sidney Sonnino (plusieurs fois président du Conseil et ministre), croyait pouvoir offrir, avec la colonisation de l’ Érythrée, une solution partielle au grave problème de surpopulation rurale du Sud et ainsi contribuer au salut du petit peuple méridional. La colonisation aurait dû revêtir un caractère expérimental et s’appuyer sur des critères scientifiques solides sans céder à la précipitation : d’abord l’expérimentation agricole, puis la « domanialisation » et la mesure des terrains destinés aux domaines et, enfin, l’introduction des premières familles de colons. Le modèle choisi était celui de la petite propriété paysanne (Podestà, 1996, 255). Après quelques années de dur labeur, les colons auraient atteint l’autosuffisance et auraient pu racheter les domaines à l’État. Avec cela, selon Franchetti et Sonnino, les bases pour amorcer le progrès civil de la colonie auraient été posées. Une société de paysans propriétaires était censée marquer de son empreinte l’ensemble des activités économiques, contribuant à la constitution d’une société démocratique et égalitaire. Cette conception n’était pas très éloignée de celle élaborée par le régime fasciste dans les années 1930.
Les dix premières familles de paysans italiens s’installèrent dans le village spécialement équipé en décembre 1893 [6][6] Appendice alla relazione annuale sulla Colonia Eritrea…. En moins de deux ans l’initiative fit naufrage. En l’absence quasi totale d’études et d’expériences sur les cultures [7][7] Ministère de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce…, les colons se heurtèrent à des conditions climatiques et agricoles défavorables. Toutefois, des erreurs avaient également été commises dans le choix des colons, pour la plupart inadaptés ou en tout cas pas assez conscients des dures conditions qu’ils allaient rencontrer en Afrique [8][8] Martini au ministère des Affaires étrangères, 13 février…. En plus de la colonisation d’État, une initiative analogue échoua également, qui avait été conçue conjointement par l’industrie textile et le sénateur Alessandro Rossi avec les autorités religieuses de la colonie, et avait conduit en Erythrée 16 familles pour un total de 138 personnes. La défaite d’Adoua consacra la fin des illusions. Le gouvernement italien bloqua aussitôt le programme de colonisation et freina l’émigration par des mesures restrictives. La colonie aurait dû au préalable être dotée des infrastructures indispensables [9][9] Ricotti au ministère des Affaires étrangères, 19 juin…. Le nouveau ministère se donnait comme objectif prioritaire de sa politique coloniale la réalisation de l’autosuffisance financière des colonies par le biais de leur valorisation commerciale et industrielle [10][10] Lettera ministeriale d’istruzioni a Ferdinando Martini,…. Ce programme s’opposait clairement à l’utilisation de l’Érythrée comme colonie de peuplement, à supposer qu’elle eût été adéquate pour atteindre ce but, ce dont le gouvernement doutait, sans le proclamer ouvertement, pour ne pas offrir d’autres arguments aux opposants à la politique coloniale italien, qui après Adoua réclamaient l’abandon de l’Afrique. C’est pourquoi l’action du nouveau gouverneur civil, Ferdinando Martini, visera à favoriser l’afflux de capitaux et à repousser les émigrants privés de moyens. Un des premiers actes de Martini fut de promulguer un décret interdisant aux pauvres l’émigration dans les colonies [11][11] Avis du gouverneur, 22 février 1898, AUSSME, Correspondance….
Les colons italiens en Érythrée
La défaite italienne d’Adoua ne détermina pas l’abandon de la politique coloniale, seule la politique agressive de conquête fut mise de côté. Bien qu’une partie du pays réclamât l’abandon de l’Érythrée et de la Somalie, les deux possessions furent conservées notamment en prévision d’une expansion future lorsque les conditions politiques et diplomatiques seraient propices. En 1906, l’Italie conclut un accord secret avec la France et la Grande-Bretagne pour se répartir les zones d’influence respectives dans l’hypothèse de l’effondrement soudain de l’empire éthiopien à la mort du négus Ménélik. La question de l’émigration – qui allait atteindre dans la première décennie du xxe siècle son niveau maximum depuis l’unité italienne – représentait toujours un des fondements de la propagande coloniale et, comme la conquête de la Libye en 1911 allait le démontrer, le destin africain de l’Italie était perçu par la classe dirigeante comme un impératif auquel on ne pouvait renoncer.
Les colonies italiennes devaient tendre progressivement à l’autosuffisance financière (Podestà, 2004, 6). Il fallait donc entreprendre leur mise en valeur économique et il était nécessaire pour cela d’y attirer des capitaux privés. La Somalie fut confiée à une société commerciale. Dans cette colonie, les Italiens étaient peu nombreux et l’on considérait que les conditions d’une émigration n’étaient absolument pas réunies. Pour l’Érythrée, en revanche, quoique officiellement mise de côté, la question de l’émigration revenait sur le tapis, d’autant que l’opposition au parlement accusait souvent le gouvernement italien de maintenir des colonies tout à fait inadaptées à accueillir les émigrants italiens qui franchissaient chaque année l’océan par centaines de milliers. La politique de « domanialisation » s’était donc poursuivie même si elle ralentit fortement par rapport à la décennie précédente : entre 1893 et 1895, environ 314 000 hectares furent annexés, pour une superficie de presque 120 000 kilomètres carrés, alors que le chiffre descendit à seulement 69 000 hectares entre 1898 et 1907 [12][12] G. Bartolomei Gioli et M. Checchi, La colonizzazione…. En outre, la majeure partie des terres fut concédée en exploitation aux indigènes qui les avaient déjà utilisées dans le passé, selon le droit coutumier. Finalement, quelques années plus tard, le nouveau gouverneur, Salvago Raggi, annula la quasi-totalité des « domanialisations ». Salvago Raggi s’était explicitement dressé contre tout projet de colonisation agricole et donc d’émigration [13][13] Salvago Raggi au ministère des Affaires étrangères,…. La révocation consolidera les relations avec les populations indigènes et les incitera à la culture des céréales, alors que les agriculteurs européens se spécialiseront dans des cultures plus raffinées avec des méthodes capitalistes. En effet, la faillite de la colonisation agraire conçue par Franchetti et de quelques projets élaborés par des coopératives socialistes d’ouvriers agricoles de Romagne en 1905 [14][14] Gouvernement érythréen au ministère des Affaires étrangères,… semblait attester sans plus d’ambiguïtés que l’Érythrée ne se prêtait pas à l’émigration de paysans italiens, contredisant ceux (et ils étaient nombreux) qui affirmaient le contraire en métropole pour des raisons purement politiques. L’objectif de Raggi était double : favoriser les cultures tropicales comme le coton, le ricin, le sisal, le café, etc., en attribuant de grandes concessions aux sociétés capitalistes, et promouvoir le commerce national italien, en utilisant l’Érythrée comme un pôle intermédiaire vers les pays limitrophes (en particulier l’Éthiopie et la côte de l’Arabie).
Dans les faits, l’Érythrée n’avait pas attiré beaucoup d’émigrants. S’il est difficile, en l’absence de données statistiques précises et régulières, d’estimer la population italienne en Érythrée et de dessiner un tableau détaillé de la société, on peut toutefois en esquisser une description suffisamment fiable. Dans la phase « pionnière », les Italiens présents dans la région de la mer Rouge, que le gouvernement fasciste définira solennellement comme des précurseurs, étaient des personnages particuliers à qui l’Afrique semblait ouvrir de nouveaux horizons héroïques : des missionnaires, des aventuriers et des marchands. D’autre part, des Italiens et des Grecs étaient dispersés un peu partout dans le Levant et le Moyen-Orient. Des centaines d’ouvriers italiens avaient participé à la construction du canal de Suez et une importante colonie nationale vivait à Alexandrie. Plus tard, des commerçants, des aubergistes, des agents de commerce et des courtiers étaient arrivés avec les troupes à Massawa, puis à Asmara, attirés par les flux d’argent que la présence d’un important contingent militaire pouvait engendrer. Des groupes d’ouvriers italiens sans travail, pour la plupart venus d’Égypte, rejoignaient la colonie, attirés par les travaux publics. Dans les années 1890, les familles paysannes sélectionnées arrivèrent d’Italie pour entreprendre le projet de colonisation agricole.
Après Adoua, l’émigration ouvrière fut sévèrement réglementée pour décourager la venue de chômeurs, d’indigents, etc. Martini, comme plus tard Mussolini, trouvait inadmissible la présence d’ouvriers italiens sans but et sans moyens dans la colonie, ce qui aurait terni le prestige national aux yeux des populations locales, de même qu’il trouvait que certains travaux (ceux des manœuvres par exemple) devaient être réservés aux indigènes [15][15] Relazione sulla Colonia Eritrea del R. Commissario…. En 1905, la population européenne était de 3 949 habitants (en comptant les « assimilés ») parmi lesquels se trouvaient 2 333 Italiens (dont 834 militaires) [16][16] G. Bartolomei Gioli et M. Checchi, La colonizzazione…. La colonie européenne s’était sensiblement accrue au fil des ans, passant de 585 individus en 1892 à 963 en 1894 et 2 014 en 1902. Les non-Italiens, en particulier, avaient plus que doublé entre 1892 et 1905, passant de 658 à 1 466. Les femmes étaient très peu nombreuses, avec un effectif de seulement 443 individus de plus de 16 ans face à 2 700 hommes. Naturellement, l’énorme majorité des colons européens était des hommes célibataires, ce qui, inévitablement, suscitait le phénomène du « madamisme », c’est-à-dire la cohabitation more uxorio des européens avec des femmes indigènes. Même parmi les personnes mariées, peu avaient emmené leur famille avec eux. Le séjour dans la colonie était donc considéré tant par les salariés publics que par les simples citoyens comme une phase transitoire de la vie dont on tirait un maximum de bénéfices économiques et en termes de carrière (ceci valait également pour les militaires vu la lenteur des carrières en temps de paix) avant de s’en retourner dans la mère patrie. Les naissances étaient assez rares et le cas de l’explorateur Adriano Pastori était presque unique. Envoyé par le gouvernement pour réaliser des explorations minières, il avait emmené sa femme avec lui et eut trois filles entre Asmara, Keren et Argodat. À la veille de la première guerre mondiale, la population italienne en Érythrée était d’environ 4 000 individus, un niveau qui se maintiendra jusque dans les années 1930. Si les données sur la population européenne étaient sommaires et discontinues, on en savait encore moins sur la population indigène. Cette dernière, estimée à environ 300 000 au début du xxe siècle (mais le nombre de nomades était encore élevé), aurait doublé dans les vingt années suivantes.
La croissance de la population indigène fut déterminée par la stabilisation politique et par l’amélioration de la situation économique, avant tout provoquée par l’augmentation de la production agricole. Après la première guerre mondiale, un nouvel accroissement de la population indigène déboucha sur un déséquilibre qui dès les années vingt sera comblé par les importations de céréales et de riz de l’étranger. Les Italiens étaient essentiellement des agriculteurs, des mineurs, des ouvriers spécialisés, des artisans, des employés et des commerçants [17][17] R. Paoli, Le condizioni commerciali dell’Eritrea, in…. Le commerce et la restauration, toutefois, étaient encore dominés par les Grecs et les Érythréens. Naturellement, on ne dispose pas de données permettant d’évaluer les revenus dont bénéficiaient les Italiens en Érythrée. Il va de soi que les salaires étaient supérieurs à ceux perçus au pays. La pénurie de main-d’œuvre rendait également les salaires indigènes attractifs, par rapport au Soudan et à l’Éthiopie ; et les indigènes qui possédaient quelque compétence artisanale (comme les menuisiers, les maçons ou les forgerons) pouvaient percevoir une paie journalière plus que correcte (jusqu’à 5 lires par jour, comme les manœuvres européens). Nous disposons aussi de quelques informations sur le mouvement et la consistance des dépôts d’épargne postale entre 1886 et 1914, où affluaient, en l’absence de banques locales, les économies des colons et des Érythréens les plus fortunés. Les données mettent en évidence une crispation après 1896, conséquence de la réduction drastique des troupes, puis une croissance progressive jusqu’en 1914 (Mauri, 1967, 156).
L’accroissement de la population indigène et européenne, conjuguée à une augmentation, quoique modeste, du revenu de ceux des indigènes qui percevaient un salaire (spécialement ceux qui étaient en train d’acquérir des « habitudes » européennes, du fait de leur enrôlement dans les troupes coloniales), de même que la croissance de la production agricole, suscitèrent l’augmentation des importations de biens de consommation et le développement de manufactures dans le secteur alimentaire : moulins, fabriques de pâtes, fours, fabriques de glace, d’eaux minérales et de boissons.
Pour faire face aux nouvelles exigences imposées par la croissance de la population, un programme de travaux publics fut mis en place : on érigea quelques bâtiments pour les fonctionnaires civils à Asmara, un dispensaire médico-chirurgical, de nouvelles écoles élémentaires, le palais du gouvernement, le marché et l’installation des réseaux hydrauliques et d’égouts ; à Massawa, en plus de la rénovation des ouvrages déjà existants comme l’hôpital, la gare de chemin de fer, etc., de nouveaux locaux pour les douanes furent édifiés et les quais du ports améliorés. Asmara croissait et présentait peu à peu cet air typique de petite ville de province italienne qu’elle a conservé jusqu’à nos jours. En 1906, elle comptait 300 bâtiments supplémentaires et un nouveau plan régulateur fut nécessaire. L’éclairage électrique y fut installé en 1904. Massawa, au contraire, maintenait son aspect traditionnel de cité arabe, alors que les autres chefs-lieux de la colonie italienne (Keren, Argodat, Adi Caieh, Adi Ugrì) restaient de simples villages. Un effort considérable fut consenti pour améliorer les structures et la qualité de l’assistance sanitaire ; une part croissante de la population indigène, parfois aussi venue d’Éthiopie, s’adressait au service sanitaire italien. Cela permit un contrôle plus important des épidémies et des autres maladies qui frappaient ce territoire.
En définitive, une bonne partie des civils italiens dépendait du gouvernement, de manière plus ou moins importante. Même la plus modeste dépense publique de l’administration et les nécessités de l’intendance militaire (extrêmement réduite par rapport au passé) constituaient toujours une part importante de l’économie érythréenne et soutenaient l’agriculture ainsi que l’essentiel des entreprises, par le biais des ouvrages publics et des commandes en adjudication. Seul le secteur commercial échappait partiellement à ce cadre, grâce à l’augmentation considérable des exportations italiennes en Éthiopie (Podestà, 2004, 131). Naturellement, les commandes et les adjudications publiques engendraient aussi de la corruption, de même que des jalousies et des rivalités entre colons qui pouvaient parfois déboucher sur des mouvements d’agitation contre l’administration coloniale et sur des pétitions au parlement national, où se trouvait toujours un député pour défendre les droits des civils italiens contre le gouvernement de la colonie. Comme le relevait justement Salvago Raggi, les causes du mécontentement n’étaient pas réservées à l’Érythrée mais se retrouvaient dans toutes les colonies, partout où existaient des aventuriers qui avaient tendance à vivre « en exploitant l’indigène et le gouvernement », et un moyen de dissuasion efficace était constitué par la menace d’expulsion [18][18] Salvago Raggi au ministère des Affaires étrangères,….
La croissance de la population européenne mit en évidence les lacunes de l’instruction publique dans la colonie. En 1905, les jeunes Européens de moins de vingt ans étaient au nombre de 966 et ceux en dessous de quinze ans étaient 754. Selon le gouvernement, 614 jeunes de moins de vingt ans étaient analphabètes (63,5 %) [19][19] Relazione sulla Colonia Eritrea del R. Commissario…. Ce pourcentage considérable s’explique évidemment par le fait que, parmi les soi-disant « assimilés » aux Européens, la part de ceux qui fréquentaient l’école élémentaire était dérisoire. La différence était conséquente également pour les adultes : parmi les 2 043 Européens de plus de vingt ans se trouvaient 239 analphabètes (11,7 %), alors que les 940 « assimilés » en comptaient 562 (59,8 %). Le fléau de l’analphabétisme poussa le gouvernement italien à créer de nouvelles écoles élémentaires publiques à Asmara, Keren et Adi Ugrì, notamment pour soustraire les enfants à l’éducation des religieux. Naturellement, ces écoles étaient réservées aux Européens parce qu’il ne semblait pas opportun de fournir aux fils des chefs et des notables indigènes plus que la connaissance de l’italien et quelques notions élémentaires. Pour cela, les quelques écoles ouvertes par les missions religieuses suffisaient.
La première guerre mondiale et les années vingt
Durant le conflit, « la question coloniale », comme on l’appelait alors, fut un des thèmes centraux des objectifs de guerre de l’Italie. Une section spécifique fut constituée dans le cadre de la Commission centrale pour l’étude et les propositions de paix [20][20] Ministero delle Colonie, Relazione della VII sezione…, un organe composé de politiques, de juristes, d’entrepreneurs et de différents experts chargés de l’élaboration de plans et de projets pour l’après-guerre. On pensait que la réalisation des aspirations coloniales italiennes aurait constitué un facteur déterminant pour résoudre finalement les déséquilibres et les carences de l’économie nationale, et pour surmonter plus facilement la crise prévisible après le conflit. Après la victoire, l’Italie aspirait soit à un développement des colonies déjà en sa possession soit à la concession d’une influence politique et économique particulière dans d’autres régions en Afrique, Anatolie, Caucase et Europe orientale, afin de trouver de nouvelles sources de matières premières et de nouveaux débouchés pour les exportations.
Dans les complexes et difficiles négociations qui se déroulèrent durant le guerre, et surtout au cours de la Conférence de paix de Paris, l’Italie demanda plusieurs fois à la France de lui céder Djibouti, et à la France et la Grande-Bretagne une révision en sa faveur de l’accord de 1906 visant à obtenir une reconnaissance des intérêts « spéciaux et prééminents » de l’Italie sur l’empire éthiopien [21][21] Programma minimo delle rivendicazioni italiane in Africa,…. En effet, l’Italie avait déjà demandé à la Grande-Bretagne en 1914, non seulement sur la base de la convention de 1906, mais aussi sur la promesse de compensations signée dans le Pacte de Londres [22][22] Pacte de Londres, ASDMAE, ASMAI, Ministero, (1916-1918),…, sa coopération pour obtenir l’accord de l’Éthiopie à la construction d’une ligne de chemin de fer qui relierait l’Érythrée au lac Margherita et plus tard à la Somalie. L’Italie obtiendrait ainsi une influence économique exclusive, sinon sur tout le territoire éthiopien, au moins dans l’ample corridor parcouru par la voie ferrée et soutiendrait la Grande-Bretagne dans sa requête adressée à l’Abyssinie d’ériger une digue sur le lac Tana, pour alimenter le Nil Bleu et les plantations de coton au Soudan.
Le point le plus important du programme de pénétration économique italienne en Éthiopie était constitué par le projet élaboré avant la guerre par l’agent commercial et consul italien à Gondar, Giuseppe Ostini [23][23] Missione Ostini, s.d. (ma 1915), ASDMAE, ASMAI, pos….. Le plan prévoyait la construction d’une ligne de chemin de fer de la frontière éthiopienne au lac Tana et la concession, plus tard, d’un vaste espace destiné à la plantation du coton. La zone en question, située entre les 36e et 38e méridiens, avait une superficie globale d’environ 20 millions d’hectares et comprenait le bassin du lac Tana et ceux des fleuves Didessa et Omo. Les cultures idéales auraient été le coton et le café, produits que l’Italie devait importer de l’étranger, ce qui creusait sa balance commerciale. Les grandes exploitations capitalistes auraient fonctionné selon des formes de coparticipation indigène. On estimait possible de produire 3,6 millions de quintaux de café (dont 1,2 millions par les indigènes), 264 000 quintaux de coton et au moins un million de quintaux de céréales, légumes et graines oléagineuses. Pour mettre en valeur la région, il fallait une main-d’œuvre d’au moins 150 000 paysans. On prévoyait également l’émigration de milliers d’agriculteurs et techniciens italiens, selon un rythme certes progressif pour ne pas effrayer la population éthiopienne. Ce projet était certainement irréaliste à la fois parce que l’Éthiopie aurait difficilement accepté passivement la domination italienne, mais aussi parce que les coûts étaient assez considérables, bien au-delà des possibilités de l’État italien et des acteurs privés. Toutefois, il était doublement révélateur de l’inquiétude des classes dirigeantes italiennes face au problème de l’excédent démographique et de la manière dont l’Afrique, avec ses espaces, continuait à être perçue comme la destination idéale pour l’émigration. Dans une conversation avec le ministre anglais Bonar Law, le président du Conseil italien, Francesco Saverio Nitti, souligna que pour sortir de la crise de l’après-guerre, l’Italie devait résoudre deux problèmes très graves : la carence de matières premières et l’excès de main-d’œuvre [24][24] Note prese a memoria di una riunione avvenuta al Claridge’s…. Une autre requête du programme de revendications coloniales italiennes concernait la colonie portugaise de l’Angola. Le gouvernement italien prétendait que le Portugal possédait un empire disproportionné par rapport à la petite dimension de son territoire métropolitain, alors que l’Italie se trouvait dans la situation opposée. Deux propositions furent avancées : a) la reconnaissance par le Portugal en faveur de l’Italie de concessions agricoles en Angola où utiliser des émigrants italiens ; b) dans le cas où le Portugal renoncerait à certaines de ses colonies, la reconnaissance par la France et la Grande-Bretagne d’un droit de l’Italie sur l’Angola. Dans le même temps, le gouvernement italien favorisa la constitution par les banques les plus importantes d’une Société coloniale pour l’Afrique occidentale qui était censée gérer et distribuer les concessions agricoles en Angola. Naturellement, ce projet échoua lui aussi face au refus portugais.
Devant l’échec de ses projet coloniaux les plus ambitieux, l’Italie entreprit une politique de repli, destinant la majeure partie de ses ressources à la reconquête de la Libye, où les rebelles arabes n’avaient laissé durant la guerre aux troupes italiennes que le contrôle de petits centres sur la côte. La situation de l’Érythrée par rapport à l’avant-guerre restera globalement inchangée jusqu’en 1935, y compris en ce qui concerne la population européenne et africaine, mais quelques initiatives se concrétisèrent pour ce qui touchait la mise en valeur de la Somalie à laquelle le gouvernement italien portait finalement une grande attention après quelque vingt ans de total désintérêt [25][25] Rapporto sulle imprese agrarie, industriali e commerciali…. En 1920, sous l’impulsion du prince de sang royal Louis de Savoie, duc des Abruzzes, et avec le concours déterminant des plus importantes banques d’Italie, fut constituée ce qui allait être la plus importante initiative italienne dans les colonies, à savoir la Société agricole italo-somalienne (Società agricola italo-somala), expressément créée pour mettre en valeur la zone du Uebi Scebeli en la bonifiant et en la dotant des infrastructures hydrauliques d’irrigation nécessaires [26][26] Statuto, 1920, Archives historiques de la Banque commerciale…. Même s’il s’agissait d’une entreprise à caractère capitaliste, qui n’était donc pas destinée à utiliser de la main-d’œuvre italienne, le gouvernement suivit avec grand intérêt cette initiative, en la soutenant aussi financièrement, parce que son exemple aurait pu favoriser l’émigration d’agriculteurs italiens. Les économistes et démographes, tout en excluant la Somalie comme possible débouché pour l’émigration des masses, autant pour des raisons climatiques qu’à cause de l’arriération du territoire, n’excluaient pas la formation d’un noyau de plusieurs milliers d’Italiens qui auraient eu un rôle directif et technique dans l’économie de la colonie.
Effectivement, en 1924 débuta la colonisation italienne de la zone de Genale, en Somalie méridionale, par la constitution de petites et moyennes exploitations agricoles. La première association informelle entre les agriculteurs ne se forma toutefois qu’en 1928 [27][27] De Bono à Mussolini, 25 janvier 1930, ACS, PCM, 1931-33,…. La principale culture des exploitations de Genale – une centaine environ, d’une superficie variable allant de 75 à 600 hectares (avec une moyenne autour de 200) pour une zone totale d’environ 20 000 hectares – était le coton, du moins jusqu’en 1931, avant qu’il ne soit remplacé par la banane, dont l’État rachetait la récolte et prévoyait la commercialisation en Italie sous un régime de monopole. La majeure partie des colons était constituée de vieux militants fascistes de Turin qui avaient suivi le nouveau gouverneur de Somalie, Cesare Maria De Vecchi, relégué en Afrique par Mussolini pour s’être rendu coupable de violences politiques atroces au pays, même après la prise de pouvoir par les fascistes. Pendant plusieurs années, ces agriculteurs et leurs familles constituèrent le noyau le plus important de colons italiens en Somalie. Toutefois, leur survie n’était assurée que par la protection des douanes et par le monopole étatique sur les bananes. La carence de main-d’œuvre, en particulier, conséquence de la faible densité de la population indigène (évaluée, en l’absence de recensements, entre 600 000 et un million d’individus) [28][28] Relazione sulla manodopera agricola, 1939, ASDMAE,…, constituait un frein tant pour le développement des entreprises agricoles que pour l’autosuffisance alimentaire de la colonie, décourageant l’émigration de nouveaux colons. En effet les Somaliens, déjà peu nombreux, étaient de plus réticents à travailler auprès des exploitations européennes. En outre, si l’emploi des indigènes comme ouvriers agricoles comblait d’un côté les besoins des entreprises européennes, il freinait de l’autre, à travers la baisse de la production céréalière induite par l’abandon des cultures indigènes, la réalisation de l’autosuffisance alimentaire de la colonie que l’administration italienne s’était imposée comme objectif prioritaire dès les premières années.
Le gouvernement de la colonie chercha donc à résoudre le problème : d’abord, en introduisant pour les Somaliens des tours de travaux obligatoires deux fois par mois ou semestriels dans les fermes italiennes ; puis, en 1929, en promulguant un décret imposant à l’ouvrier agricole et à sa famille l’obligation de résidence permanente dans l’exploitation agricole. Cette modification autoritaire d’un rapport de travail salarié en un contrat de coparticipation réintroduisait de fait le travail forcé dans la colonie [29][29] Serrazanetti à Corni, 4 septembre 1930, ACS, Partito…, avec le double but de garantir, dans un régime de coercition, la disponibilité de la main-d’œuvre pour les cultures tropicales et de parvenir, en déléguant aux indigènes les cultures céréalières, à l’autosuffisance alimentaire qu’un marché du travail libre ne parvenait pas à assurer. Toutefois, une contradiction de fond persistait à la base de ce système et guidait la politique des autorités coloniales italiennes : les efforts pour promouvoir le développement économique de la Somalie, en élevant au rang d’intérêt général les intérêts spécifiques d’une minorité (suscitant également une spirale d’injustices et de violences gratuites de la part des colons blancs à l’encontre des indigènes), empêchaient par là même l’ascension sociale et économique de la population autochtone. Les reflets de ce style différent de gouvernance des autorités italiennes envers les indigènes se répercuteront dans la période post-coloniale, mettant en évidence – comme le confirment les événements plus contemporains – les évolutions différentes de l’Érythrée et de la Somalie.
L’empire fasciste
Après la conquête italienne de l’Éthiopie et la proclamation de l’empire (le 9 mai 1936), le régime fasciste, qui attribuait beaucoup d’importance au facteur démographique (Ipsen, 1997, 87), désirait fonder dans ses nouvelles possessions un modèle original de colonialisme, assez différent de ceux des autres puissances, y compris de celui de l’Algérie française où résidait pourtant une importante population européenne. Selon les principes fascistes, la signification usuelle du terme colonialisme était inadéquate et totalement dépassée. Elle comportait en effet une série de significations de nature politique, économique et sociale, développées au cours des siècles par une habitude pluriséculaire et qui classaient les colonies selon des critères d’utilisation économique et sociale, en colonies de peuplement, d’exploitation (ou de plantation) et en colonies commerciales. Dans la nouvelle conception fasciste (qui s’éloignait également de la politique coloniale menée par le régime jusqu’en 1935), les terres d’outre-mer possédaient les caractéristiques de ces trois catégories, même si la première était prédominante. Toutefois, cette distinction n’était pas suffisante pour saisir l’essence du nouveau modèle de colonisation étroitement lié à la conception totalitaire du régime (Meregazzi, 1939, 33). L’Afrique orientale italienne ne devait pas être considérée simplement comme une colonie d’exploitation puisque le fascisme envisageait d’y créer une nouvelle organisation sociale organique conjuguant la colonisation démographique, par une émigration massive de paysans, aux autres formes de valorisation économique en y apportant « tout l’arsenal de sa civilisation » (Meregazzi, 1939, 12). La colonisation fasciste était comprise dans l’espace et dans le temps « comme l’implantation et le développement du peuple », ou comme la transposition dans les colonies de tous les éléments productifs de la mère patrie, les paysans, les ouvriers, les artisans, les employés, les commerçants et les petits entrepreneurs, et rejetait violemment par là même la traditionnelle colonisation d’essence capitaliste établie dans l’intérêt presque exclusif d’un noyau restreint de privilégiés. Dans les vues du Duce, la création de l’empire ne pouvait être conçue sans le peuplement par des masses compactes, capables de se reproduire et de se multiplier, susceptibles de surpasser au fil du temps la population autochtone dans certaines zones, et prêtes, dans des circonstances déterminées, à se mobiliser pour la guerre. La population italienne dans la colonie était censée contribuer à réaliser une unité réelle de l’empire avec la mère patrie, et à construire celui-ci comme une nouvelle Italie d’outre-mer, en pleine conformité avec la conception romaine d’implantation de la civilisation (De Nicola, 1940, 443). Idéalement, puisque la réalité fut beaucoup plus confuse, la colonisation démographique sur le mode fasciste aurait dû jouer un rôle prépondérant permettant de bien marquer le fait que le nouvel empire italien était, ainsi que le soutenait la propagande, l’empire du peuple, c’est-à-dire un empire établi au bénéfice de toutes les classes sociales, et spécialement des plus pauvres, fidèle à un noble objectif de justice sociale et de réduction progressive des disparités les plus marquantes, et, comme tel, conséquence directe d’un régime populaire totalitaire. Cette conception répondait à trois objectifs fondamentaux : préserver et multiplier la puissance numérique de l’Italie, cimenter la cohésion raciale de l’empire, et enfin, promouvoir l’ascension sociale des grandes masses populaires.
Le facteur travail devait donc revêtir un rôle fondamental dans l’œuvre de mise en valeur des nouvelles terres, et ce n’est pas un hasard si les autorités supérieures du régime fasciste aimaient définir l’Afrique orientale italienne comme l’« empire du travail ». Comme nous l’avons déjà dit, la colonisation fasciste se différenciait de toutes les autres également parce qu’elle voulait reproduire en Afrique l’image vivante et dynamique de la mère patrie. En effet, le ministère des Colonies fut renommé ministère de l’Afrique italienne. Pourtant, le régime entendait réserver la colonisation uniquement à une cohorte d’élus, et excluait les faibles, les inaptes physiquement, les « déclassés », les déviants politiques, etc. Les autorités italiennes étaient censées imposer une rigueur et une attention maximales dans la sélection des qualités politiques, morales, familiales et sanitaires des aspirants colons prêts à partir pour l’empire. L’idéal exprimé consistait rien moins qu’à créer un organisme civil à la fois sain et spirituellement fécond qui se développerait selon les classiques vertus civiles des Romains de l’Antiquité. Le Duce lui-même avait souligné, dès les origines de l’œuvre de valorisation, que les colons italiens devaient posséder des qualités physiques et surtout spirituelles particulières [30][30] Mussolini à Graziani, 26 mai 1936, ASDMAE, ASMAI, Archives…. Le désir de Mussolini était de forger une race de colonisateurs qui rassemblerait les vertus et les idéaux du « colon romain », fondateur des empires, et du parfait fasciste. Dans la conception typiquement darwinienne du Duce, la guerre de conquête puis la colonisation devaient opérer une sélection adéquate pour tracer les contours de cet « Italien nouveau » dont il rêvait (Gentile, 1999, 248) : guerrier, vertueux, sobre, travailleur, doté d’une conscience certaine de sa supériorité raciale. En 1941, après l’occupation britannique de l’empire, le Duce confia à Ciano qu’il considérait l’Éthiopie comme « la perle du régime » et définit la phase de sa conquête et de sa mise en valeur comme « les années romantiques du fascisme » (Ciano, 1990, 158).
La création de l’empire fasciste en Afrique assouvissait aussi ce que Corrado Gini appelait la nécessité fondamentale des peuples jeunes arrivés à un certain stade de leur développement, c’est-à-dire le besoin irrésistible d’affirmer leur personnalité, d’imposer au monde leur volonté de domination – processus caractéristique des États jeunes comme l’Italie, l’Allemagne ou le Japon, de reproduire et d’imprimer chez les autres leurs propres vies, de transfuser aux autres leur pensée. L’empire représentait un instrument pour poursuivre de tels principes (Gini, 1941, 811). Sa colonisation, donc, n’aurait pas uniquement allégé le problème de l’excédent de population en Italie par rapport aux ressources économiques de la métropole, mais aurait également constitué un facteur de croissance spirituelle et vitale de la race, dotant finalement les Italiens, selon le Duce, d’une conscience raciale plus aboutie et affirmée (Moreno, 1939, 456). En Afrique, les colons étaient supposés recouvrer et développer ces vertus traditionnelles de la civilisation rurale italienne que le développement capitaliste de la société et l’accroissement de la population urbaine avaient compromises (Ipsen, 1997, 88), ce qui se traduirait en fin de compte par une hausse du taux de natalité. La multiplication des colons italiens et le déclin progressif de la population africaine, qui aux yeux du Duce était inévitablement destinée à s’éteindre comme toutes les races inférieures [31][31] Viatico per il Duca d’Aosta, s.d. (novembre 1937),…, aurait donné vie à cette grande « Afrique italienne » théorisée par le régime, de la mer Méditerranée à l’océan Indien. Soudant ainsi l’Italie à ses colonies et réalisant cette « Eurafrique », pour reprendre un terme à la mode durant la seconde guerre mondiale (Piccioli, 1942, 912) selon lequel (une idée par ailleurs commune à beaucoup de savants et démographes français, allemands ou espagnols) le continent africain était un prolongement inévitable de l’Europe que ce soit pour canaliser la population excédentaire ou pour trouver les matières premières indispensables à l’économie européenne (Guariglia, 1942, 5). Bien entendu, l’histoire de l’évolution de l’Afrique, après la seconde guerre mondiale et la décolonisation, démentira bruyamment de telles assertions.
En ce sens, je crois que la création de l’empire a représenté pour le Duce une sorte de « laboratoire expérimental » à l’intérieur duquel le régime fasciste projetait une société empreinte des plus rigides critères totalitaires, comme cela se produisait en Italie métropolitaine durant les mêmes années, mais sans les conditionnements qui ralentissait le processus : la monarchie, l’Église, les forces armées et certains secteurs de la société italienne comme l’aristocratie et la haute bourgeoisie (Panunzio, 1938, 533). Le contrôle strict des activités économiques et la sélection psychophysique et politique des colons italiens, l’encadrement massif de la population au sein du Parti National Fasciste et dans les organisations qui en dépendaient – la Gioventù italiana del littorio (l’organisation de jeunesse), l’Opera nazionale Dopolavoro (les cercles de loisirs), les Fasci Femminili (l’organisation féminine fasciste) –, le rôle névralgique joué par le parti fasciste qui, en Afrique orientale italienne, en plus de ses habituelles attributions politiques et sociales, remplissait des fonctions en matière syndicale et d’organisation du travail, la rigidité de la politique raciale, tous ces éléments sont autant d’indices qui abondent en ce sens.
À cet égard, l’importance que revêtait la question de la race me semble être un point illustrant le rôle fondamental attribué à l’empire par le Duce. Mussolini prêtait une attention obsessionnelle à tous les rapports, officiels ou non, provenant d’Afrique et à toutes les nouvelles concernant les relations entre Italiens et indigènes. Il soulignait et faisait observer aux autorités coloniales toutes ces informations qui, selon son point de vue, attestaient de l’insuffisante conscience raciale des colons et des militaires italiens. Bien qu’une législation raciale extrêmement restrictive ait été décrétée, des centaines de signalements de situation de promiscuité sexuelle entre Italiens et indigènes continuaient à parvenir aux autorités [32][32] Teruzzi au Gouvernement général d’Addis Abeba, 24 septembre…. Cette incapacité des Italiens à manifester clairement la supériorité de leur race, caractérisée par des comportements moraux portant atteinte à la dignité nationale et par la persistance de formes de mixité entretenue avec la population indigène, était à l’origine, selon Mussolini, de la vigueur renouvelée avec laquelle la guérilla éthiopienne s’opposait efficacement à l’occupation italienne dans certaines régions et de l’échec de la pacification définitive de l’Afrique orientale italienne. La législation raciale dans l’empire et la volonté du Duce de transmettre aux Italiens une conscience plus affirmée de leur supériorité raciale fournirent le point de départ du processus, à la fois idéologique, de propagande et législatif, qui déboucha en Italie sur les lois anti-juives d’octobre 1938 (De Felice, 1993, 259).
L’enrôlement des ouvriers auxiliaires et la colonisation démographique fasciste
Les premiers Italiens à affluer en Afrique orientale à la fin de l’été 1935, avant même le début de la guerre d’Éthiopie, furent les contingents d’ouvriers auxiliaires des forces armées. Accompagnant les troupes, ils construisaient des routes et d’autres ouvrages publics au cours de la campagne militaire (tableau 1). L’encadrement se faisait dans des sections particulières de la Milice volontaire de Sécurité nationale (MVSN) [33][33] Il lavoro e l’assistenza sociale, in Gli Annali dell’Africa…. La formation des travailleurs en métropole était confiée au Commissariat pour les migrations et la colonisation (CMC), qui procédait à l’enrôlement et au transfert en Afrique. Le CMC avait entrepris, fin janvier 1935, les opérations pour l’envoi de la main-d’œuvre italienne en Érythrée et en Somalie au moyen d’une organisation capillaire qui supervisait le recrutement et la sélection sanitaire, technique, politique et morale des travailleurs. Utilisant les préfectures et les fédérations fascistes, un programme fut mis en place, sur volonté expresse du Duce, destiné à cibler les provinces italiennes dont la densité démographique et les taux de chômage étaient les plus élevés, et à indiquer les catégories où les travailleurs privés de travail étaient les plus nombreux. Le recrutement était très strict, surtout du point de vue sanitaire en prévision des difficiles conditions de vie que les ouvriers italiens allaient rencontrer en Afrique.
Selon les statistiques disponibles, qui ne concordent pas toutes, le nombre global des ouvriers auxiliaires émigrés en Afrique orientale italienne serait monté jusqu’à 200 000 unités [34][34] Ibid., p. 1075 ; Commissariato per le migrazioni e…. La période d’affluence maximale fut comprise entre 1936 et 1937, alors que la construction d’un réseau routier destiné à rallier tous les centres névralgiques de l’empire avait été entrepris, sur ordre du Duce. Environ 80 % de ces ouvriers étaient des manœuvres destinés aux travaux publics, le restant regroupait des chauffeurs, des dockers, des maçons et toutes sortes de préposés aux différentes industries.
L’émigration des ouvriers auxiliaires en Afrique permit d’alléger partiellement le poids du chômage en Italie, contribuant avec la reprise de la production industrielle provoquée par le conflit, à la réduction sensible du nombre des chômeurs entre 1934 et 1936 (De Felice, 1974, 63). Le nombre de militaires mobilisés et encadrés dans l’armée régulière italienne ou dans la MVSN (environ 330 000 au printemps 1936) contribua également à ce reflux (Tagliacarne, 1938, 789). Les ouvriers étaient recrutés prioritairement parmi les travailleurs agricoles et ne possédaient pas les compétences utiles au secteur manufacturier. Les travailleurs, en effet, venaient pour la plupart de régions d’Italie dont l’économie était essentiellement agricole comme la Vénétie, l’Émilie-Romagne, la Sicile, la Calabre et les Pouilles (tableau 2). Les dix premières provinces de résidence étaient respectivement celles d’Udine (10 843), de Naples (9 411), de Bologne (7 193), de Modène (5 844), de Trévise (5 257), de Rovigo (5 010), de Rome (4 662), de Bari (4 459), de Belluno (4 390) et de Brescia (4 184) [35][35] Commissariato per le migrazioni e la colonizzazione…. Toutefois, il est évident que la composition des contingents des travailleurs n’était pas seulement déterminée par des critères économiques (le taux de chômage), mais aussi par des critères géopolitiques, comme l’atteste le poids de l’Émilie-Romagne (terre natale du Duce) et des Pouilles (où était né le secrétaire du parti fasciste, Achille Starace).
Le traitement économique des travailleurs italiens émigrés était sensiblement plus élevé que les niveaux des salaires attribués en métropole pour les mêmes fonctions. Le haut niveau des salaires est d’ailleurs attesté par les capacités d’épargne des ouvriers italiens – une épargne d’autant plus facilitée que les occasions de dépenses dans les zones de travail des colonies étaient rares. Ainsi la somme des dépôts envoyés en Italie métropolitaine entre 1935 et 1938, atteint un montant de 5,2 milliards de lires courantes, ce qui correspond à 1 % du PIB en 1936 et 1938 et à environ 2 % en 1937 (Podestà, 2004, 341).
Dès 1937, les ouvriers auxiliaires italiens employés dans la construction des œuvres publiques furent progressivement rapatriés et relayés par des groupes toujours plus importants de travailleurs indigènes (souvent en provenance des colonies limitrophes ou de l’Arabie). Le rapatriement fut décidé par le Duce sur la base de considérations politiques, économiques et raciales précises [36][36] Fossa aux Fédérations Fascistes d’Afrique Orientale…. À la fin du service militaire, beaucoup d’ouvriers demandaient à retourner en Italie et la majorité de ceux qui désiraient rester en Afrique, généralement pour cultiver une parcelle de terre, ne possédaient pas les pré-requis politiques, moraux et spirituels jugés indispensables. Comme lors des opérations prévues par les lois de « bonification intégrale » en métropole ainsi que pour la colonisation démographique de la Libye, les colons italiens devaient posséder des vertus morales bien définies comme la frugalité, la tempérance, l’esprit de sacrifice, et de préférence une famille nombreuse disposée à se déplacer, ainsi qu’une solide foi fasciste. La majeure partie des ouvriers provenait de la catégorie des ouvriers agricoles sans terre et du prolétariat urbain, alors que le régime fasciste considérait comme plus adéquats pour la colonisation démographique les petits propriétaires paysans et les métayers. En outre, l’État italien se saignait pour soutenir les dépenses militaires et civiles de l’empire ; le rapatriement des travailleurs italiens et leur remplacement par de la main-d’œuvre indigène devaient contribuer à baisser les salaires, réduisant ainsi les coûts des entreprises et, par conséquent, aussi ceux des adjudications pour l’administration publique. Enfin, il y avait un problème de nature raciale : l’emploi de travailleurs italiens pour des tâches de bas niveau pouvant être effectuées par les indigènes était incompatible avec la politique de race du régime fasciste. La promiscuité sur le lieu de travail et la réalisation de tâches identiques empêchaient une distinction claire de la supériorité raciale des Italiens. Comme cela a été souligné précédemment, Mussolini était très sensible à ce thème : selon lui, la ténacité de la guérilla éthiopienne était à mettre sur le compte de l’« impréparation raciale » des ouvriers et soldats italiens, puisque ceux-ci avaient donné « des motifs nombreux et très graves de scandale et de manquements » (cf. les fréquents rapports sexuels), révélant la faiblesse de leur sens de la dignité de la race ou du peuple italien ; c’était uniquement si ces émigrés italiens avaient adopté une tenue morale et un comportement extérieur absolument irréprochable, conformant leur style de vie et leurs actions à ce que le Duce appelait « le style de l’empire fasciste », que les Éthiopiens se seraient définitivement soumis, parce que convaincus de « [leur] supériorité et donc de [leur] droit à les gouverner, et que l’Italie les aurait élevés à des formes meilleures de vie » (Podestà, 2004, 332).
Le programme de colonisation démographique aurait dû se dérouler par étapes, puisqu’il convenait de résoudre une série de problèmes immenses : la pacification complète de l’empire, le choix des zones les plus adaptées, la « domanialisation » des terres selon les modalités les plus appropriées, de manière à ne pas créer de frictions avec les indigènes, la sélection des colons (Sbacchi, 1980, 245). Les idées phare de la colonisation suivaient, dans leurs grandes lignes, celles de la « bonification intégrale » (Ipsen, 1997, 164). L’État italien acquérait des terrains (moyennant la création d’un domaine public) qui seraient ensuite dévolus aux organisations en charge de la colonisation [37][37] La valorizzazione agraria e la colonizzazione, in Gli…. Ces organismes paraétatiques (l’Œuvre Nationale des Combattants et quelques organismes régionaux placés sous l’égide du parti fasciste : l’Ente Romagna, l’Ente Puglia, l’Ente De Rege, etc.) seraient responsables de l’assainissement et de la bonification des terres, comme de la sélection des paysans. Ceux-ci auraient été d’abord encadrés sous forme d’une légion de la milice, constituant ainsi une garnison permanente pour la défense militaire de ces zones (comme dans la Rome antique). Les familles de fermiers auraient reçu un salaire et des avances de provisions et de capitaux, et, dans un second temps, s’ils avaient démontré les capacités nécessaires, ils seraient devenus propriétaires du domaine. Les agriculteurs indigènes auraient dû collaborer et participer à cette opération sous la dépendance et sous les ordres des paysans italiens dans chacune des propriétés.
À l’origine, répétons-le, le programme devait être graduel [38][38] Elementi fondamentali per la colonizzazione demografica,…, mais en réalité, des considérations concernant le prestige politique du régime en Italie et à l’étranger poussèrent à abréger les délais. Néanmoins, une délicate question politique résidait dans le choix des terres à « domanialiser », et dans la nécessité d’offrir en échange aux populations indigènes des terres équivalentes dans d’autres régions, puis de pourvoir à leur transfert. À partir de 1938, selon la volonté explicite du Duce, le processus de colonisation fut ralenti pour des raisons politiques autant que financières. On craignait en effet que la présence des colons italiens ne renforce la rébellion, en augmentant le recrutement des bandes de guérilleros éthiopiens, tandis que l’on ne pouvait que constater l’insuffisance des ressources disponibles. Dès lors, la colonisation démographique revêtit pour l’essentiel un caractère expérimental et progressif, même si la propagande continuait, dans un effort constant pour raviver l’intérêt des masses, de dépeindre un cadre idyllique et publiait des chiffres exagérés et totalement illusoires quant à la capacité de l’empire d’accueillir dans le futur des paysans italiens. Le nombre des concessions attribuées, soit 854 (Sbacchi, 1980, 324), était modeste – sachant cependant qu’à ce nombre devaient être ajoutées les personnes composant les noyaux familiaux –, mais il n’était pas du tout négligeable au regard des difficultés de l’opération. Selon les sources officielles, le nombre de familles de paysans italiens émigrées en Libye, à partir de 1924, s’élevait en 1937 à environ 2 700 (Ipsen, 1997, 175).
Malheureusement, l’Afrique orientale italienne ne fit jamais l’objet d’un recensement général de la population européenne et africaine. Il n’y avait pas de cohérence statistique quant aux chiffres disponibles sur le nombre total des civils italiens résidant dans l’empire (sauf pour les militaires). En août 1939, le gouvernement les estimait entre 140 000 et 213 000 (Sbacchi, 1980, 111), alors que d’autres sources en comptabilisaient 165 000 (Ciferri, 1942, 12) ou 180 000 (Podestà, 2004, 349). Avant la conquête italienne, le gouvernement éthiopien n’avait jamais effectué de recensement officiel. De son côté, le gouvernement italien évaluait la population éthiopienne entre 8 et 12 millions d’individus. Certains pourtant estimaient que les Éthiopiens étaient passablement plus nombreux, soit entre 15 et 20 millions. L’unique certitude était que la population de l’empire était plus importante que ce à quoi les Italiens s’étaient attendus.
Au-delà des ouvriers auxiliaires des forces armées, des militaires et de tous ceux qui dépendaient de l’administration publique en qualité de dirigeants, fonctionnaires, employés, techniciens, etc., ainsi que du personnel des entreprises italiennes qui avaient ouvert une représentation comme les banques, les assurances, les entreprises industrielles et commerciales, il y avait dans les colonies un nombre considérable d’Italiens, non quantifiable mais atteignant vraisemblablement quelques dizaines de milliers de personnes environ, qui s’étaient lancés dans des activités autonomes. Il s’agissait de personnes douées d’une grande capacité d’adaptation, d’une envie de travailler, d’un esprit plein d’initiative et d’inventivité. On comptait ainsi une multitude de petits entrepreneurs, de commerçants, d’exploitants d’établissements publics, souvent de petites dimensions, de petits patrons, de gérants et propriétaires de petits moyens de transport, d’ouvriers qualifiés qui se recyclaient comme artisans, d’entrepreneurs en bâtiment spécialisés dans les petites adjudications de travaux publics, d’agents de commerce et d’intermédiaires (Podestà, 2004, 351). Ils évoluaient avec une grande facilité dans les mailles de la bureaucratie impériale et des subsides étatiques. La majeure partie d’entre eux réussit à rassembler un patrimoine assez important, et, surtout en Érythrée et en Somalie, ils furent souvent rejoints par leurs familles et resteront en Afrique même après l’occupation britannique et la fin de la guerre.
Naturellement, la majeure partie de la population italienne résidait dans les villes et dans les principaux centres de l’empire. L’afflux considérable d’émigrants entre 1936 et 1938 provoqua d’importante difficultés pour les administrations coloniales qui n’étaient pas du tout préparées tant pour ce qui concernait l’accueil (logements) que pour les autres services urbains (eau, lumière, gaz, transports, etc.). Rapidement, le gouvernement italien dut mettre en branle une nouvelle politique des organismes locaux [39][39] L’opera delle amministrazioni locali, in Gli Annali…. La création de nouvelles administrations locales en Afrique orientale italienne fut imposée par la nécessité de concentrer dans un unique organisme tous les services urbains des localités les plus importantes, en particulier lorsque celles-ci accueillaient une population italienne très nombreuse. Les municipalités de l’empire avaient donc une physionomie bien différente des communes de l’Italie métropolitaine, et on pouvait les considérer comme de véritables organes décentralisés de l’administration coloniale. Afin de pourvoir à leurs besoins, elles avaient leur propre budget, constitué à la fois par les contributions locales, et par une subvention de l’État qui servait à faire face en partie aux dépenses ordinaires et à s’occuper des travaux publics. Naturellement, les contributions municipales pesaient sur les activités économiques citadines et ne garantissaient des rentrées financières satisfaisantes que dans les localités où l’augmentation de la population italienne avait suscité une croissance importante du commerce, comme Asmara, Massawa ou Addis Abeba.
Le cas de Asmara était emblématique. La ville avait dû faire face au développement exceptionnel qui avait suivi la conquête de l’empire. Au 31 décembre 1935, Asmara possédait une population italienne d’environ 4 000 habitants, alors que la population africaine tournait autour de 12 000 personnes. Au début de 1939, la population italienne était de 48 000 individus pour quelque 36 000 indigènes. En seulement trois ans, la population totale avait donc quintuplé et il s’était produit un renversement du déséquilibre entre Italiens, qui constituaient désormais une nette majorité, et Africains. L’afflux spectaculaire de nouveaux habitants s’expliquait par l’accroissement considérable des activités économiques de la ville et de son territoire, devenu un véritable pôle de développement de l’empire. Au début, la quasi-totalité des nouveaux émigrants italiens était de sexe masculin, mais, en 1938, grâce à la construction de résidences populaires, l’on commença à enregistrer un flux régulier de familles, ce qui normalisa partiellement la répartition de la population. La fréquence moyenne des mariages était assez élevée, compte tenu du fait que la population était encore composée en 1939 (c’est-à-dire au moment où commencèrent les rapatriements, largement composés de femmes et d’enfants, en ce début de guerre) de 65,8 % d’hommes pour 34,2 % de femmes. En outre, cette fréquence était artificiellement réduite par le fait que beaucoup de personnes se mariaient par procuration en Italie ou se rendaient en métropole pour convoler. Tenant compte des circonstances exceptionnelles dans lesquelles se trouvait encore l’empire, les taux de nuptialité semblaient plus qu’appréciables : 3,6 ‰ en 1937, 4 ‰ en 1938 et durant les quatre premiers mois de 1939. Ces chiffres restaient tout aussi significatifs après comparaison avec ceux de l’Italie aux mêmes dates, soit respectivement 8,7, 7,4 et 6,7 ‰. Les taux de nuptialité de la population musulmane et érythréenne chrétienne de rite non copte étaient tout aussi élevés. Pour la population copte, en revanche, on ne possédait pas de données fiables en raison de l’absence de normes législatives imposant l’obligation de déclaration à l’administration publique.
En Erythrée, les taux de natalité de la population italienne étaient en constante augmentation, ce qui semblait conforter les espoirs du Duce imaginant un empire régénérant la vitalité de la race italienne : les taux de natalité étaient de 27,8 ‰ en 1937, de 28,8 ‰ en 1938 et de 20,4 ‰ durant le premier semestre de 1939, alors que les chiffres correspondants pour l’Italie étaient de 22,9, 23,6 et 23,6 ‰. En réalité, la natalité à Asmara était plus élevée que ce qu’indiquaient les statistiques, puisqu’il fallait garder à l’esprit que 53,2 % de la population était composé de personnes non mariées contre seulement 46,8 % de mariés. Il est évident que les mesures du régime fasciste destinées à combattre le célibat et à favoriser l’afflux de femmes et de familles italiennes dans l’empire, de manière aussi à décourager la mixité sexuelle entre Italiens et Africains, commençaient à porter leurs fruits.
Les taux de mortalité à Asmara étaient plutôt bas et en constante diminution : 10 ‰ en 1937, 6,7 ‰ en 1938 et 6,5 ‰ durant le premier trimestre de 1939. Les chiffres pour l’Italie à la même période étaient respectivement de 14,2, 13,9 et 16,1 ‰. La faible mortalité s’expliquait par le fait que la population était essentiellement constituée de jeunes, voire – comme tenait à le souligner le régime – de jeunes spécialement sélectionnés d’un point de vue sanitaire au moment de leur départ d’Italie.
Bien que nous ne disposions pas de données statistiques aussi précises, il est clair qu’une évolution analogue à la situation érythréenne se produisit également dans les autres territoires de l’Afrique orientale italienne, et ce même si les émigrants italiens s’orientaient sans conteste de préférence vers l’Erythrée, avant tout pour des raisons économiques mais aussi dans l’espoir d’y trouver une société européenne déjà plus achevée. En Somalie, où seule existait l’administration municipale de Mogadiscio, établie en 1936, le mouvement de la population, quoique bien inférieur à celui de l’Érythrée, était cependant nettement supérieur à celui observable avant la conquête de l’empire. La population italienne s’élevait à quelque 9 000 unités au 31 décembre 1939. Le mouvement démographique de la population italienne de Mogadiscio était assez faible par rapport à l’Érythrée : de novembre 1936 à septembre 1939, on enregistra 224 naissances, 89 morts, 5 mort-nés et 64 mariages. La population africaine comptait quant à elle environ 60 000 habitants.
Addis Abeba représentait un cas particulier Consuntivo del primo semestre di amministrazione municipale…. Dans un premier temps, il avait même été question de construire une nouvelle capitale dans une région limitrophe. Le projet fut pourtant abandonné, il aurait été trop coûteux. Addis Abeba, capitale politique et administrative de l’empire, aurait dû devenir le symbole de la puissance de la nouvelle Italie fasciste. Naturellement, la concentration de l’administration gouvernementale et de nombreuses activités économiques favorisa un afflux considérable d’Italiens, bien que dans des proportions moindres qu’à Asmara. La population italienne, qui au 31 septembre 1936 était de 550 individus (en excluant la garnison militaire), s’élevait à 1 508 le 31 décembre de la même année et à 27 845 au 31 décembre 1938, parmi lesquels 24 607 hommes (88,4 %) et 3 238 femmes (11,6 %). À la date du 24 octobre 1939, la population italienne était de 35 441 habitants, dont 30 232 hommes (85,3 %) et 5 209 femmes (14,7 %). Quelque 1 500 étrangers européens s’y ajoutaient. La population féminine s’accroissait très lentement, mais cela n’empêcha pas l’envol du nombre des naissances d’Italiens : 5 en 1936, 50 en 1937 et au moins 379 durant les neuf premiers mois de 1939. La population africaine était estimée à environ 124 000 unités.
L’augmentation saisissante de la population italienne dans les principaux centres urbains de l’empire créa deux problèmes distincts : il fallait d’un côté satisfaire rapidement la demande de logements pour les Italiens, de manière d’ailleurs à favoriser la venue de familles ; de l’autre, il était nécessaire de réorganiser la disposition urbanistique des villes afin de respecter la politique raciale du régime, en garantissant la séparation absolue entre Européens et Africains. Les instruments pour remédier à ces problèmes étaient les nouveaux plans régulateurs, qui furent assez rapidement promulgués entre 1936 et 1939 [41][41] Le opere pubbliche, in Gli Annali dell’Africa Italiana,….
Le cas le plus emblématique fut celui d’Addis Abeba. La capitale de l’empire aurait dû devenir, selon le Duce, la plus belle et la plus futuriste ville d’Afrique, le phare de la nouvelle civilisation fasciste. L’édification des nouvelles villes de l’empire ne répondait pas simplement à une nécessité d’ordre matériel, mais avant tout à un besoin d’ordre spirituel, parce que dans les nouvelles terres, l’Italie fasciste, comme la Rome antique, devait laisser l’empreinte grandiose et impérissable de ses capacités colonisatrices : or ces capacités ne se limitaient pas au rachat de terres, mais se manifestaient surtout en fondant les villes.
Au départ, quelques-uns des architectes italiens et étrangers les plus reconnus concoururent pour le plan régulateur d’Addis Abeba. Dans les archives privées de Giuseppe Bottai, un des plus importants dignitaires du fascisme, plusieurs fois ministre, combattant de la guerre d’Afrique et premier gouverneur d’Addis Abeba, se trouve un croquis de Le Corbusier pour le plan régulateur de la ville (Calchi Novati, 1992, II). Le premier projet de principe, pourtant, fut rédigé plus tard par l’architecte Ignacio Guidi et par l’ingénieur Cesare Valle, après de nombreuses et minutieuses inspections, tenant compte de tous les besoins imposés tant par la nature spécifique de la zone (la cité surgissait au beau milieu d’une forêt d’eucalyptus) que par la fonction particulière attribuée à la capitale. L’exécution du plan, pourtant, fut à plusieurs reprises renvoyée et c’est seulement en janvier 1939 que le Duce en personne approuva la dernière version du projet. Les difficultés naquirent soit du manque de ressources financières, soit de la nécessité de concilier l’exécution du nouveau plan régulateur avec la politique raciale du régime Appunto per il Duce e Relazione, 11 octobre 1939, ASDMAE,…. Une nette séparation était donc prévue entre le centre monumental et les quartiers résidentiels limitrophes réservés aux Italiens, et la nouvelle cité indigène, elle-même subdivisée en deux zones réservées l’une aux chrétiens coptes et l’autre aux musulmans. La nouvelle ville africaine devait être séparée de la ville européenne par une dense zone boisée. C’était en quelque sorte le modèle de ce qui sera réalisé quelques décennies plus tard en Afrique du Sud. Pour respecter ce nouveau plan régulateur, cependant, des dizaines de familles indigènes devaient être déplacées avant de construire les nouvelles habitations dans la zone choisie. Il s’agissait d’un ouvrage colossal pour lequel les capitaux manquaient. En outre, des milliers d’Italiens qui manquaient de logements s’étaient installés parmi les indigènes dans les toukouls (les habitations typiques abyssiniennes) de la vieille ville. Raser uniquement cette zone signifiait jeter à la rue de nombreux colons. Sans compter les centaines d’Italiens, ouvriers et employés, qui vivaient encore dans les tentes du camp militaire comme à l’époque de la conquête. Malgré les pressions du Duce en faveur d’une nette séparation raciale (le marché indigène avait été fermé aux Européens, avant que cette interdiction ne soit révoquée pour des besoins d’approvisionnement), et le commencement des travaux, du moins des édifices administratifs les plus importants, le plan régulateur ne décolla pas et la guerre interrompit toutes les chantiers en cours.
Ce dernier événement synthétise la teneur des relations entre Italiens et sujets érythréens (Moreno, 1942, 64). Le régime fasciste, même dans le cadre d’une nette et stricte séparation des races, prenait assez au sérieux le devoir d’en élever les conditions de vie tant pour des raisons hygiènico-sanitaires (dans les villes) que pour obtenir leur consentement. D’autre part, le gouvernement italien avait un besoin absolu des indigènes pour les forces armées (Mussolini avait conçu le projet de constituer une « armée noire » d’au moins 350 000 hommes) et comme main-d’œuvre dans les entreprises et dans les champs. De même, dans le secteur agricole, une fois partie en fumée l’utopie de réaliser la colonisation démographique, et le Duce ayant ordonné que l’empire devait obtenir au plus vite l’autosuffisance alimentaire [43][43] « Prévoir toutes les mesures pratiques pour vivre sur…, l’apport des paysans indigènes devenait fondamental soit comme ouvriers agricoles, soit comme paysans en coparticipation dans les fermes italiennes. Du reste, après la conquête italienne, il s’était produit une augmentation sensible des salaires indigènes dans l’empire, et ceux-ci étaient nettement supérieurs à ceux des colonies limitrophes, particulièrement en Érythrée et en Somalie. Malgré le désir des autorités de les limiter en promulguant des dispositions spéciales destinées à fixer des niveaux maximaux, la demande de travail des entreprises et les besoins de l’armée (une activité plutôt attractive et adaptée aux qualités guerrières des Éthiopiens, par opposition aux travaux civils) en empêchaient la stabilisation. Mussolini lui-même avait suggéré d’augmenter les émoluments des travailleurs éthiopiens « pour des raisons évidentes de caractère politique et économique [44][44] « Je suis favorable à un traitement légèrement supérieur… ». En 1940, le gouvernement estimait que les indigènes percevant des émoluments en lires, et salariés de l’armée, de l’administration publique et des entreprises privées, étaient au moins 500 000 (Podestà, 2004, 361). Mais il s’agissait certainement d’une estimation par défaut. À ceux-ci s’ajoutaient les membres des familles. Le nombre des indigènes impliqués dans les activités économiques de l’empire s’élevait vraisemblablement plutôt à quelque millions. L’empire eut donc des incidences, et pas seulement négatives, sur la vie d’une large part de la population africaine.
Épilogue
Les troupes britanniques prirent Addis Abeba au printemps 1941. Le dernier rempart italien tomba en novembre de la même année à Gondar. Au cours du conflit, l’Italie parvint à un accord avec la Grande-Bretagne pour évacuer les femmes, les personnes âgées et les enfants de l’Afrique orientale italienne, en particulier de l’Éthiopie où retourna le négus Hailé Selassié. Des noyaux plus importants d’Italiens restèrent en Érythrée (essentiellement) et en Somalie après la guerre, au moins jusque dans les années soixante-dix, décennie où la situation politique de la corne de l’Afrique se dégrada.
Il est difficile de porter un jugement sur le modèle colonial fasciste, notamment en raison de sa brièveté. En ce qui concerne l’émigration et la colonisation, tenant compte du très court laps de temps à disposition, les résultats ne furent pas négligeables et je considère que penser qu’il était possible de suivre des objectifs plus ambitieux serait un jugement dénué de tout sens des réalités. L’empire permit certainement à l’Italie de revivifier sa propre économie et de sortir définitivement de la crise économique. Il est tout aussi certain que, compte tenu de sa structure, l’empire n’aurait pu se maintenir qu’avec un haut niveau de dépenses publiques. L’économie entière de l’empire était soutenue « artificiellement » par l’État italien. Toutefois, il est difficile d’évaluer si cette situation aurait pu perdurer dans le temps. Déjà entre 1937 et 1938, l’Italie, engagée sur trois fronts de dépenses, en Afrique, dans la guerre civile espagnole et dans le réarmement en métropole, était au bord du gouffre financier et avait dû réorienter ses programmes pour l’empire, en renonçant partiellement à la colonisation démographique et en redirigeant dans un sens capitaliste le développement agricole, tout en réduisant les dépenses consacrées aux ouvrages publics.
Tout aussi irréaliste aurait été l’objectif de diriger des grandes masses d’Italiens en Afrique, puisque non seulement cela aurait été incompatible avec les possibilités financières de l’État, mais également parce que l’augmentation de la consommation interne, portée par le désir d’accroître les capacités productives locales et d’en stimuler les débouchés à l’étranger, aurait inévitablement détourné les producteurs des marchés étrangers. Le projet le plus réaliste, qui pourtant aurait renversé les postulats du colonialisme fasciste (la « nouvelle Italie d’outre-mer »), aurait été celui de construire une colonie agricole et commerciale classique, dans laquelle les Italiens auraient uniquement exercé une fonction directive (administration, dirigeants, planteurs, techniciens, ouvriers qualifiés, etc.) tandis que les Africains auraient constitué les masses ouvrières.
Il y avait des contradictions dans le modèle impérialiste fasciste qui n’auraient que difficilement pu être résolues, sinon en maintenant un soutien très élevé de l’État, comme cela a été déjà signalé. Or il est irréaliste que cela ait pu se produire, même si pour le Duce, la conquête de l’empire dépassait la simple signification économique pour en revêtir une autre spécifiquement politique et idéologique dans le cadre du projet totalitaire du nouvel État fasciste. Mussolini voyait certainement cette situation comme provisoire, la considérait purement comme une préparation, estimant qu’après le conflit, déjà imminent à ses yeux à la fin de 1938 après la conférence de Munich, la position de l’Italie sortirait nettement renforcée, et que pourrait se concrétiser le rêve d’étendre l’influence italienne du Moyen Orient à la Mer Rouge et de contrôler, enfin, le Canal de Suez. Dans ce cas, les perspectives de l’empire auraient été bien différentes.

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