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La présence juive au Sahara et au Soudan d’après Jean Léon l’Africain

* Idrissa BA
Une lecture orientée de la description de l’Afrique, pour en déceler et analyser les passages relatifs au judaïsme, révèle en Jean Léon l’Africain un voyageur et un auteur particulièrement attentif aux réalités juives d’Afrique : mythes et traditions d’origine se référant à la Bible Ii de tribus berbères 2, communautés juives d’Afrique du nord …
S’il est vrai que la description de l’Afrique de Jean Léon l’Africain ou al-Hasan Ibn Muhammad al-Wazzân al-Zayyâti (entre 1489 et 1495 – av. 1550) de son nom musulman, s’inscrit pour différentes raisons – pour ne citer que les logiques cartographiques et les informations historiques et géographiques empruntées à al-Bakrî (1028-1094),
* Université de Paris I.
1. Voir M. Abitbol (« Juifs et Noirs de part et d’autre du Sahara. » Paris, les cahiers du judaïsme (10), automne 2001, pp. 72-78) qui consacre une étude aux mythes et traditions, qui rattachent certaines populations soudanaises à l’univers biblique. Par leur ils diffèrent peu de ceux rapportés par Jean Léon l’Africain. Mais, indépendamment du désir de se rattacher à la terre sainte, l’origine palestinienne de certains peuples maghrébins et sahariens est attestée, suite notamment à la destruction du deuxième Temple. Pour les mythes et traditions d’origine rapportées par Jean Léon l’Africain, voir Léon l’Africain, Jean. Traduction de l’Italien par A. Epaulard, Annotation par A. Epau- lard,Th. Monod, H. Lhote et R. Mauny. Description de l’Afrique. Paris, Librairie et d’Orient Adrien Maisonneuve, nouvelle édition. 1980, Vol. I, pp. 11-12, 80-81 et
Vol. II, p. 531.
2. Voir J. L. l’Africain, 1980, Vol. I, p. 45. L’auteur emprunte cette théorie à Ibn Khaldûn, dont voici les références : Kitâb tarikh al-duwal al-islâmiya bi-l-Maghrib (Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes.) Alger, Imprimerie du gouvernement, texte arabe publié par le Baron de Slane ; 1847, Tome premier, pp. 131-133 ; Traduction H. Z. (J. W.) Hirschberg (« The problem of die judaized berbers. » Cambridge, Journal of african history, 4 (3), Cambridge University Press, 1963, p. 317 ; Traduction M. Talbi. (« Un nouveau fragment de l’histoire de l’Occident musulman (62-196/682-812). L’épopée d’al-Kahina. » Tunis, les cahiers de Tunisie (Revue de Sciences humaines), 19 (73-74), Faculté des Lettres et Sciences humaines de Tunis, Ier et 2e trimestres 1971, pp. 42-43 ; Peuples et nations du monde. Paris, Sindbad (« la bibliothèque arabe »), extraits des Ibar, traduits de l’arabe et présentés par Abdesselam Cheddadi. 1986, Volume II, p. 490 et Histoire des berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale. Paris, Société nouvelle Librairie orientaliste Paul Geuthner S. A, Nouvelle édition publiée sous la direction de Paul Casanova, Traduite de l’Arabe par le Baron de Slane, reproduction de l’édition de 1925. 1999, Tome I, pp. 209-210. H. Z. Q.W.) Hirscgberg (1963) et M. Talbi (1971) limitent la portée de cette judaïsation, au demeurant beaucoup plus culturelle que religieuse.
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al-Idrîsi (493-560/1 100-1166) et Ibn Khaldûn (733-809/1332-1406) – dans la pure tradition de la littérature historique et géographique arabe, il est surtout vrai que l’auteur, sans mériter le qualificatif d’historien des Juifs d’Afrique, apporte à l’historien beaucoup d’éléments qui permettent de cautionner la thèse d’une participation des commerçants juifs à l’expansion du commerce transsaharien. À son tour, cette thèse en induit une autre, ainsi qu’une hypothèse : c’est la mise en place de communautés juives au Sahara et l’excursion de commerçants juifs au Soudan, concomitamment à l’expansion du transsaharien.
Ces deux thèses et cette hypothèse constituent les fils conducteurs de notre étude et pour les étayer, notre démarche consiste à en puiser les arguments et les indices dans la description de l’Afrique et à les analyser, avec chaque fois que nécessaire, un croisement avec les autres sources d’époque.
1. l’implication des Juifs dans le commerce transsaharien : les jalons de Léon l’Africain
II est probable que Jean Léon l’Africain dispose de deux types de sources, pour écrire sa description de l’Afrique : des informations qui relèvent de l’observation directe sur le terrain, au gré de ses voyages et de notes ou souvenirs de lecture. Pour les passages ayant trait au commerce, on remarque que l’auteur fait surtout appel à son sens de l’observation, au demeurant fort aigu. L’information gagne alors en clarté, en précision et en nouveauté et la description de l’Afrique nous fournit un faisceau d’indices, dont certains font arguments et qui tous mis ensemble prouvent largement la participation à leur propre compte de commerçants juifs au commerce avec le bilâd al-sudân.
1 . Orientation commerciale des mellahs maghrébins et sahariens
Le premier indice concerne l’implantation des communautés 3. Situées pour l’essentiel le long des axes du commerce elles forment un chapelet, ou mieux, un réseau de villes et de villages, dont l’orientation commerciale est on ne peut plus claire. Le Maghreb est un carrefour, qui sert de prolongement au commerce méditerranéen et de terminus au commerce transsaharien. Le Sahara lui-même est traversé, dans le sens des méridiens, de routes, qui tissent des axes commerciaux. Les plus dynamiques à l’époque de Léon
3. Louis-Ferdinand-Jules Massignon {Le Maroc dans les premières années du XVIe siècle : tableau géographique d’après Léon l’Africain. Alger, Typographie Adolphe Jourdan Imprimeur – Libraire – Éditeur (« Mémoires de la société historique algérienne », 1), Préface de L. G. Binger. 1906, pp. 158-159) propose une liste exhaustive des mellahs marocains au temps de Léon l’Africain et de Marmol.
LA PROBLÉMATIQUE JUIVE AU SAHARA ET AU SOUDAN
l’Africain sont ceux qui relient le Maroc à la boucle du Niger, en liaison avec l’hégémonie sonrhaï. À la lecture de la description de l’Afrique, on voit que l’implantation des communautés juives s’est faite en fonction de la double logique du commerce méditerranéen et du commerce transsaharien : dans les régions de Marrakech 4, de l’Atlas 5, de Fez 6, du Tafilâlet 7, du Sus 8, de Duccala (Doukkala) 9, de Hascora (Has- koura) Io, de Tadla « , du Dar’a I2, et du Gourara X3, ainsi que dans les villes de Tlemcen I4, de Tunis I5, et du Caire l6.
Tout au long, de ce chapelet de communautés juives se dessine donc un double axe commercial : un axe maghrébin qui prolonge le méditerranéen, en reliant les différentes villes nord-africaines entre elles et un axe transsaharien, qui joint les cités caravanières du Sus, du Dar’a, du Tafilâlet à la boucle du Niger, en passant par les oasis du Touat, du Gourara et du Tidikelt.
4. Jean Léon l’Africain dénombre « cent maisons de Juifs » à Tednest (i98o,Vol. I, p. 75) ainsi qu’« un très grand nombre d’habitants juifs » à Hadekkis, dont l’emplacement est aujourd’hui occupé parTiggi (1980, Vol. I, p. 76). D’autres références concernent Sen- saua (le djebel S’îs’aouah) et Hintata (1980, Vol. I, pp. 112 et 114).
5. L’auteur relève la présence juive à Eit Deuet (Ait Dawwad) et Demensera (1980, Vol. I, pp. 80-81 et 86, voir aussi pp. 50-51.)
6. Estimant la population juive du mellah de la ville de Fès même, l’auteur écrit : « la population juive s’est tellement accrue qu’on n’en peut savoir le nombre. » (i98o,Vol. I, p. 234.) Des estimations similaires concernent les villes de Bedis et deTaza : « il y a encore dans la ville de Bedis) une longue rue habitée par les Juifs » (1980, Vol. I, p. 275) et « les Juifs … comptent 500 maisons dans la ville (de Taza). » (1980, Vol. I, p. 303.) Voir aussi Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, pp. 50-51, n. 357.
7. L’auteur donne aussi des estimations pour la population juive du Tafilâlet, en particulier pour Tabuhasant et El Mamun : « on y trouve (à Tabuhasant) . . . beaucoup de Juifs, artisans et commerçants » (1980, Vol. II, p. 428) et « ce dernier aussi (El Mamun) est … bien peuplé, en particulier de marchands juif s et mores. » (1980, Vol. II, p. 428.) Voir aussi Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, pp. 50-51 et Vol. II, p. 431.
8. Les indications données par l’auteur concernent les localités deTeijeut (1980, Vol. II, p. 91) et deTidsi (1980, Vol. II, p. 93.)
9. L’auteur relève « cent maisons de Juifs » à Azafi (San) (1980, Vol. I, p. 117) et « quelques forgerons juifs » à Sernou (1980, Vol. I, p. 122.) Voir aussi les indications surTit (1980, Vol. I, p. 121) et Azaamur (Azemmour) (1980, Vol. I, p. 126.) L. Massignon s’évertue à corriger les fautes de transcription de Jean Léon l’Africain et de Ramusio. Il apparaît en effet, que ce dernier a réécrit beaucoup de toponymes. L. Massignon (1906, p. 25) propose de lire Dangala en lieu et place de Duccala.
10. L’auteur écrit : « il y a beaucoup de Juifs, les uns marchands, les autres artisans eux aussi. » Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 131.
11. L’auteur relève qu’ « on y voit (à Tefza, la principale ville de Tadla) dans les 200 maisons de Juifs, tous marchands et artisans. » Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 143. « Efza (aussi) est très peuplée de Mores et de Juifs » (1980, Vol. I, p. 147.) Enfin, « on y voit (à Ayad) … des Juifs, les uns négociants et les autres artisans. » (1980, Vol. I, p. 149.)
12. L’auteur note qu’ « il existe des artisans et aussi des orfèvres juifs dans l’extrémité de la province (du Dar’a) qui correspond à la Maurétanie, sur la route de Fez à Tombutto. » 1980, Vol. II, p. 423, voir aussi Vol. II, p. 431.
13. Jean Léon l’Africain écrit : « il y avait au Tegorarim (Gourara) quelques Juifs très riches. » 1980, Vol. II, p. 438.
14. L’auteur relève qu’ « il y a un grand quartier qui renferme environ 500 maisons de Juifs. » 1980, Vol. II, p. 333.
15. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 387.
16. L’auteur écrit : « Toujours sur la même rue (principale) donne un quartier où sont établis les orfèvres : ce sont des Juifs entre les mains desquels passent de grandes richesses. » 1980, Vol. II, P- 505-
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2. Spécialisations professionnelles des Juifs
Un deuxième indice de l’implication des Juifs dans le commerce transsaharien nous est offert par leurs activités professionnelles. Sous la plume de Jean Léon l’Africain, nous les voyons spécialisés dans X7, le monnayage l8, le commerce à l’échelle nord – africain, en particulier maghrébin I9 et saharien 2O, avec un recours systématique à l’usure 2I. Ces métiers présentent quatre caractéristiques : ils sont lucratifs, ils demandent la maîtrise d’un certain nombre de techniques et de connaissances artisanales, que les Juifs se transmettent de pères en fils, dans une sorte de corporatisme familial et communautaire, ils font appel à des matières premières procurées par le commerce 22 et en contrepartie lui fournissent des produits finis.
Il est vrai que certaines spécialisations ne sont pas aussi lucratives que celles déjà énumérées : cordonniers, forgerons, tailleurs, maçons 23, … Jean Léon l’Africain écrit lui-même à propos des Juifs du Djebel S’îs’aouah :
« ils exercent le métier de forgeron et fabriquent des houes, des faucilles et des fers à cheval. Ils font aussi celui de maçon, qui ne leur procure pas de brillantes 24 »
Nous devinons même les Juifs pauvres et oppressés par le poids de la djizya. Mais, apparemment, ces Juifs-là seraient pour l’essentiel des populations réfugiées, suite aux persécutions romaines, dans un milieu hostile, en l’occurrence l’Atlas et l’Anti-Atlas.
De la même manière, il ne faudrait pas tomber dans les travers d’une littérature arabe – et Jean Léon l’Africain n’échappe pas à la règle – qui, en insistant sur les cas d’enrichissement rapide ou spectaculaire, donne l’illusion qu’il en est de même pour toute la communauté. La vérité, c’est que, comme dans la plupart des sociétés pré-capitalistes et une élite socio-économique attire toutes les attentions sur elle et cache avec une certaine réussite, les misères de la majorité.
17. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, pp. 74, 81, 93, 234 et Vol. II, p. 423.
18. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 75.
19. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, pp. 52, 131, 143, 149 et Vol. II, pp. 428, 431 et 505.
20. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, pp. 423, 429 et 438.
21. Parlant des orfèvres juifs de Fez al Jadida (le Nouveau Fez), Jean Léon l’Africain écrit : « Aucun mahométan ne peut exercer la profession d’orfèvre, car on dit que vendre les objets d’argent ou d’or pour un prix supérieur à ce que vaut leur poids est de l’usure. Mais les souverains donnent aux Juifs la permission de le faire. » 1980, Vol. I, p. 234.
22. Sékéné Mody Cissoko. (« Les Songhay du xne au xvie siècle » dans Niane, Djibril Tamsir – directeur de volume. – Histoire générale de l’Afrique. Volume IV : l’Afrique du XIIe au XVIe siècle. Paris, U.N.E.S.C.O. / N.E.A.), (1985, p. 230.) a raison, en effet, de souligner que le Soudan participe pour l’essentiel au commerce transsaharien par des « produits d’extraction et de cueillette. »
23. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, pp. 74, 81, 91, 93, 112, 131, 143 et 149 ; Vol. II, pp. 423 et 428.
24. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 112.
LA PROBLEMATIQUE JUIVE AU SAHARA ET AU SOUDAN 253
3. Commerçants juifs à travers Sahara : témoignages et indices
Toujours est-il que le commerce transsaharien et son prolongement nord-africain drainent dans un sens comme dans l’autre des produits, comme déjà indiqué, à haute valeur lucrative. Le Sahara apparaît même comme le plus animé des déserts, celui-là même qui met en relation des produits venus d’Europe (étoffes, chevaux, draps, sabres, giannet- toni 25, éperons, brides, articles de mercerie, de droguerie et de …) 26, du Maghreb (chevaux, livres manuscrits, burnous, …) 27, du Sahara même (dattes, sel, musc, cuivre, laiton, …) 28 et du Soudan (or, esclaves, …) 29.
On est porté à croire que le vin ne fait l’objet de transactions qu’à l’échelle maghrébine et saharienne. Jean Léon l’Africain indique en effet qu’« on ne … peut (pas) trouver (de) vin» à Gao 3°. On peut expliquer cette absence par le puritanisme des ulémas qui gravitent autour de l’Askya Mohamed et par l’existence dans la région de fermentées, à base de mil et très prisées par les soudanais. Même si le commerce du vin n’intervient que sur une partie du commerce transsaharien, il n’en demeure pas moins très lucratif, et par voie de conséquence la viticulture. On peut, en effet, supputer la valeur de la viticulture et du négoce du vin, en partant d’un passage où Jean Léon l’Africain ne tarit pas d’éloges pour les variétés de vignes cultivées àTaza :
« une quantité considérable de vignes donnent du raisin blanc, du raisin rouge et du raisin noir. Les Juifs … en font des vins absolument parfaits ; on dit qu’ils sont les meilleurs de toutes ces régions » 3I.
Comme il fallait s’y attendre, certains de ces Juifs spécialisés dans des métiers hautement lucratifs, tous, peu ou prou liés au commerce finissent par acquérir des richesses, parfois démesurées.
À la lecture de Jean Léon l’Africain, on est frappé par les occurrences sur la richesse de quelques communautés juives ou tout simplement de quelques juifs installés à Tefza, à Tlemcen, à Ksar el-Ma’moun, dans le Gourara et au Caire, autant de villes et d’oasis impliqués d’une manière directe ou indirecte dans le commerce transsaharien :
– D’une manière indirecte, Jean Léon l’Africain indique que les juifs de Tefza se sont enrichis grâce au commerce transsaharien. Il
25. Sorte de poignard. Voir J. Léon l’Africain, Vol. II, p. 465, n. 28.
26. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, pp. 465, 467 et 471. Voir L. Massignon, 1906,
P-43-
27. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, pp. 142, 147 et Vol. II, pp. 468-469.
28. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, pp. 52, 147, 303 et Vol. II, pp. 455-456, 468 et 471.
29. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, pp. 142, 147, 234 et Vol. II, pp. 429, 468, 471 et 473. Voir S. M. Cissoko, 1985, pp. 229-230.
30. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 471.
31. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 303. Voir aussi Vol. I, p. 275.
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souligne d’abord la richesse des habitants de cette localité : « Ce sont des gens riches qui habitent Tefza ». Ensuite, il introduit une nette corrélation entre cette richesse et le commerce. Enfin, il indique que ces commerçants sont en partie juifs : « on y voit dans les deux cents maisons de Juifs, tous marchands et artisans » 32. Un autre passage de l’auteur nous donne une idée des fortunes amassées par les commerçants juifs : c’est le cas d’un Juif qui paya à lui seul « plus que tous les gentilshommes réunis (c’est-à-dire 2000 ducats) , parce qu’on dénonça sa fortune », au roi de Fez, en dédommagement de son intervention militaire dans la ville, pour y faire taire des querelles de partis 33.
– ÀTlemcen, note l’auteur « il y a un grand quartier qui renferme environ 500 maisons de Juifs, presque tous riches » 34.
– À Ksar el-Ma’moun « on trouve quelques riches gentilshommes et beaucoup d’entre eux vont au pays des noirs où ils portent des marchandises de Berbérie qu’ils échangent contre de l’or et des esclaves. » On les devine Juifs, tout au moins en partie, car précise l’auteur le pays est «peuplé, en partie de marchands juifs et mores » 35.
– Dans le Gourara, « la population … est riche, parce qu’elle a coutume d’aller fréquemment avec ses marchandises à la terre des noirs. » Cette population est en partie juive, car l’auteur ajoute qu’on y trouve « quelques Juifs très riches » 3<5.
– Enfin, au Caire « sur la … rue (principale), donne un quartier où sont établis les orfèvres : ce sont des Juifs entre les mains desquels passent de grandes richesses » 37.
Un proverbe arabe conseille le goudron comme thérapie de la gale et un voyage au Soudan comme remède de la pauvreté. Cette sagesse tire son enseignement de la réalité et est confirmée par ces passages de Léon l’Africain, qui introduisent un lien direct entre la richesse acquise par quelques commerçants juifs et le négoce avec le Soudan.
Cette accumulation de richesses combinée à une certaine ascension sociale convainc les autorités locales de confier à quelques Juifs des postes de décision et de responsabilité, dans la haute administration, comme l’illustrent ces deux exemples : à Tit, la charge de commissaire du Roi de Portugal est confiée à un Juif 38 ; il en de même à Tunis, où la charge de directeur des douanes, qui correspond au 9e fonctionnaire du royaume revient d’habitude à quelque Juif riche 39.
32. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 142.
33. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 147.
34. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 333.
35. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, pp. 428-429.
36. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 438.
37. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 505.
38. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 121.
39. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 387. Les documents de la Geniza du Caire prouvent amplement le dynamisme commercial de la communauté juive de Tunis. Cf Goitein, S. D. F. -Translated from the arabic with introductions and notes by. – Letters of médiéval jewish traders. Princeton, Princeton University Press, 1978, XVII + 400 p. et A mediterranean society, the jewish communities ofthe arab world as portrayed in the documents of the Cairo Geniza. Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1967- 1988, 5 volumes.
LA PROBLÉMATIQUE JUIVE AU SAHARA ET AU SOUDAN 255
Cet enrichissement de l’élite commerciale juive se reflète aussi dans la lourdeur fiscale à laquelle sont assujettis les Juifs et dans la des exactions dont sont victimes les mellahs.
En terre d’Islam, le Juif est légalement assujetti à la djizya. Cet impôt de capitation, en plus de sa fonction humiliante, trouve son sens, dans une clause qui veut qu’en contrepartie, l’État musulman assure au dhimmi (Juif, Chrétien et accessoirement Zoroastien) la sécurité de sa personne et de ses biens, ainsi que sa liberté de culte. En vérité, à l’époque de Léon l’Africain, on voit se superposer à la djizya, à l’échelle maghrébine et saharienne, des contingences fiscales locales, motivées par les subsides tirés du commerce et par la question de la sécurité des Juifs. Dans quelques cas même, ces enjeux l’emportent sur la légalité : la mise en place d’un lien de « patronage » entre les Juifs et leurs « patrons » arabes justifie la suppression de la djizya 4°, et son par des présents : à Tednest « les Juifs ne paient pas le tribut ordinaire (la djizya), mais ils ont coutume de faire quelques présents aux gentilshommes qui les protègent » 4I.
Ce même lien justifie le port d’armes par les Juifs karaïtes de Demen- sera, dans l’Atlas : ils « circulent à cheval . . . portent des armes et combattent en faveur de leurs patrons » 42.
Les mêmes raisons expliquent que des droits de douane spécifiques frappent les commerçants juifs : à Oumm el ‘AfTen, dans le Tafilâlet, »sur la route (qui mène) de Sidjilmâsa au Dar’a …se tient en permanence la garde de certains seigneurs arabes.
Personne ne peut passer sans payer un quart de ducat par chameau. La même somme est prélevée pour chaque Juif » 43.
À l’analyse, cette lourdeur fiscale et ces présents apparaissent comme un moyen sûr pour les pouvoirs politiques en place, de contrôler les transactions effectuées par les commerçants juifs et de ponctionner leur quote-part sur les bénéfices réalisés.
Le peuple, lui, procède autrement : par le pillage, acte dont la peut elle aussi refléter la richesse acquise par une partie des communautés juives. Il est vrai que les sociétés maghrébines sont en pleine crise. Elles sont durement éprouvées par l’émiettement et les querelles du pouvoir, le développement du soufisme, les succès de la Reconquista et de l’expansion portugaise, sanctionnés par la perte des
40. Exemples de paiement de la djizya : Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, pp. 114, 143, 234 et Vol. II, p. 429. En relevant dans la Description de l’Afrique, les occurrences sur le paiement de la djizya par les Juifs, on voit aussi se dessiner à travers les interdits vestimentaires, les conditions juridiques du dhimmi, au Maghreb et au Sahara : ils sont tenus de porter des sandales de jonc, un turban noir, une étoffe rouge cousue sur le bonnet à Fez (1980, Vol. I, p. 234) et un turban jaune sur la tête àTlemcen (1980, Vol. II,
P- 333)-
41. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 75 ; II en de même àTiyout dans le Sus (1980,
Vol. I, p. 91)-
42. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 86.
43. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 431. On aurait pu comme Louis Massignon (1906) parler de péages.
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débouchés maritimes que constituent Ceuta, Anfa et Azila, le règne de l’insécurité sur une bonne partie du réseau caravanier occidental, la lente progression vers l’Occident de la mer de sable que constitue le grand erg occidental 44. Face à ces épreuves, elles trouvent un bouc émissaire facile dans les mellahs, d’autant plus que certains juifs ouvertement l’usure. Jean Léon l’Africain relate les pillages et les persécutions dont furent victimes les mellahs de Fez 45, de Tlemcen 46 et du Gourara. Pour ce dernier, il insiste bien sur le rôle néfaste d’al-Maghîlî 47. On remarquera d’ailleurs, que le développement de ces villes et oasis est redevable à l’expansion du commerce transsaharien et fort certainement leurs mellahs en ont profité.
En principe, la seule combinaison de ces différents indices doit suffire à accréditer la thèse d’une participation des Juifs au du commerce transsaharien. Mais, en plus, Jean Léon l’Africain nous offre un argument de taille, qui corrobore et complète ces indices. Il s’agit de différents passages qui attestent que l’axe commercial reliant le Maroc au Soudan est régulièrement emprunté par des commerçants juifs. Cet axe se décompose en deux routes principales. La première relie, pour utiliser les vocables de Jean Léon l’Africain, la « » 48 (région de Fez) au « pays » 49 ou « terre des noirs » s°. Le point de départ est constitué par Fez 51 et le terminus par « Tombutto » (Tom- bouctou) s2. Cette route principale se décompose en différentes routes, qui forment un continuum : la route Fez -Tafilâlet (Sidjilmâsa) 53, que prolongent les routes Sidjilmâsa – Touât, Touât – Teghaza et Teghaza -Tombouctou 54. Au lieu de passer par Teghaza, cette route, du Touât, peut bifurquer par les oasis du Gourara et déboucher sur Tombouctou. La seconde route principale relie le Tafilâlet et le Dar’a à Walata et Tombouctou, via Wadane et Tichitt 55. Par leur orientation, ces deux
44. On connaît l’analyse de V. Magalhaes-Godinho {l’économie de l’empire portugais aux XVe et XVF siècles. Paris, Sevpen, École pratique des hautes études, VIe section, centre de recherches historiques (« Ports – Routes – Trafics », 26), 1969, p. 217) : « triomphe des caravelles », « victoire des voiles et des nouveaux venus, les marchands chrétiens, arrivés par les routes maritimes, aux dépens des convois de dromadaires et des anciens marchands musulmans, habitués aux pistes désertiques traditionnels. » Voir aussi les annotateurs de Jean Léon l’Africain : 1980, Vol. II, p. 436, n. 95 et Daniel Gazeau. « Le Maghreb » dans Balard, Michel et Muchembled, Robert – sous la direction de. Les civilisations du monde vers 1492. Paris, Hachette (« Carré Histoire »), 1997, pp. 135-145.
45. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 234.
46. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 333.
47. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 438.
48. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 51.
49. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 429.
50. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 438.
51. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 51, n. 356 et vol. II, p. 432.
52. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, pp. 50-52.
53. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, pp. 423, 429 et 438.
54. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 431.
55. On ne peut pas suivre Louis Massignon (1906, p. 113) dans sa nomenclature. Il considère la première route principale comme « la route directe et classique de l’or, des esclaves et des épices » et la deuxième route principale comme « la route du sel » : la première draine aussi le sel de Teghaza et de Tawdéni – à partir de la crise entre le Sonrhai et le
LA PROBLEMATIQUE JUIVE AU SAHARA ET AU SOUDAN 257
routes principales élisent Sidjilmâsa comme le principal carrefour sur cet axe commercial du commerce transsaharien. Cette prééminence de Sidjilmâsa est renforcée par l’existence de « la transversale Dar’a – Sidjilmâsa » 56, connue aussi sous le nom de route des dattes 57} et qui permet de relier entre elles les deux routes principales, à orientation méridienne 58. On devine le rôle de cette transversale : elle doit à approvisionner les caravanes qui font halte à Sidjilmâsa, en direction du Soudan, à la redistribution dans la sous-région, des soudanais et au ravitaillement de Teghaza. Jean Léon l’Africain souligne cette dernière fonction :
« Les mineurs de Teghaza n ‘ont d’autres vivres que ceux qui leur sont apportés de Tombutto ou du Dara …» 59.
Les conditions de vie sont donc extrêmement pénibles à Teghaza : manque de vivres, avancée de l’erg occidental, tempêtes de sable et eau salée 6o. Des facteurs géopolitiques se combinent à ces facteurs et enclenchent le discrédit de cette mine de sel : le déclin du Mali, le conflit entre le Maroc et le Sonrhaï qui commence justement par une contestation par les Saadiens de la souveraineté des Askyas sur la mine 6l et en réaction, l’ouverture de Tawdéni par les touaregs, pour suppléer Teghaza.
Le Gourara tire profit des problèmes inhérents à Teghaza et devient alors, le principal point de rupture de charge sur la route Sidjilmâsa – Tombouctou :
« c’est là que se trouve la tête de ligne des caravanes. En effet, les commerçants de Berbériey attendent ceux de la terre des noirs, puis ils partent ensemble » 62.
Comme déjà indiqué, ces routes sont connues et empruntées par les commerçants juifs. Des passages de Léon l’Africain attestent leur dans des caravanes reliant Fez au Tafilâlet 63, et Sidjilmâsa au Dar’a 64. Sans être affirmatif – le plus souvent parce que ce n’est pas
Maroc des Saadiens pour Tawdéni -, et le second en plus du sel d’Idjil – au demeurant moins coté que celui de Teghaza – draine aussi or, esclaves et épices.
56. L. Massignon, 1906, p. 113.
57. « Cette route des dattes offre deux variantes » et est très bien connue des auteurs arabes : Ibn Hawkal, al-Bakrî, al-Idrîsî, Ibn Battûtâ, … L. Massignon, 1906, p. 109.
58. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 52
59. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 455.
60. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, pp. 455-456.
61. Voir Jean Boulègue. « L’Afrique de l’ouest » dans Michel Balard et Robert Muchembled – sous la direction de -, 1997, p. 152.
62. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 438. Pour une vision d’ensemble de ces routes voir L. Massignon, 1906, p. 105 ; Dramani-Issifou, Zakari. l’Afrique dans les relations internationales au XVIe siècle. Analyse de la crise entre le Maroc et le Sonrhai. Paris, Karthala, Centre de Recherches Africaines, 1982, p. 91 ; S. M. Cissoko, 1985, p. 229 et Freeman- Greenville, G. S. P. The new atlas of african history. Jérusalem, The Israël map and publishing company, 1991, p. 65.
63. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 431.
64. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 428.
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l’objet de son propos – Jean Léon l’Africain, sous-entend dans d’autres passages qu’ils empruntent bel et bien l’axe Fez – Tombouctou 65 et notamment la route Gourara – Tombouctou 66. C’est en effet, après avoir mentionné la présence de commerçants juifs aTabuhasant et à El Mamun, localités voisines de Sidjilmâsa, que Jean Léon l’Africain souligne la richesse de quelques-uns et la met en rapport avec le commerce transsaharien :
« on trouve cependant – la population est (en effet) vile – quelques riches et beaucoup d’entre eux vont au pays des noirs où ils portent des de Berbérie qu’ils échangent contre de l’or et des esclaves » 67.
De ces passages, on peut tirer deux déductions : le commerce comme source d’enrichissement de « quelques gentilshommes » de la région de Fez et leur identification aux commerçants juifs, mores et étrangers dont parle l’auteur.
De même, une relation de cause à effet est perceptible entre de quelques juifs du Gourara – « il y avait au Tegorarim quelques juifs très riches » – et l’implication de toute la région dans le commerce transsaharien :
« la population de cette région est très riche parce qu’elle a coutume d’aller avec ses marchandises à la terre des noirs » 68.
À la lecture de Jean Léon l’Africain, les Juifs du Maghreb et du Sahara apparaissent comme résolument tournés vers le Sud, aussi bien dans la logique de leur implantation géographique, que dans leurs spécialisations professionnelles et au premier rang desquelles le transsaharien. Ce constat suscite une question : le commerce transsaharien et la récurrence avec laquelle les mellahs sont pillés ont-ils motivé une présence juive au Soudan ? Que répond la description de l’Afrique à cette question ?
2. Problématique de la présence juive au Soudan
Contrairement à ce qu’affirme Ismaël Diadié Haidara 69, Jean Léon l’Africain n’atteste nulle part, dans sa description de l’Afrique, une
65. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 423.
66. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 438.
67. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, pp. 428-429.
68. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 438.
69. Haidara, Ismael Diadié. Recueil des sources écrites relatives au commerce juif à au xixe siècle. Bamako, Éditions Donniya, Mars 1999, p. 9 et verso de la couverture. Qui plus est, l’auteur commet un anachronisme, en datant cette information de la deuxième moitié de XVe siècle : Léon l’Africain se serait rendu pour la première fois à Tombouctou en 1509-1510, pour la seconde fois en 1511-1512 et sa description de l’Afrique date de 1526. Voir L. Massignon, 1906, p. 34 et J. Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p.V.
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présence juive à Tombouctou, ville qu’il connaît bien pour s’y être rendu à deux reprises 7°, et encore moins ailleurs au Soudan. Il écrit :
« Rè dj Tombutto inimico mortalè de Ijjudej in modo chè non se trovajudeo alcuno in la dicta Regionè & ultra dj questo El dc’o Rè se sa chè Persona alcuna de Ij Mercantj de la Barbaria chèpratichè conjudejofa la sua mercantia in compagnia De Judej o per Dinarj de Judej El Rè alhora de sua propria auc torita Ij confisca ogni Benè chè torna in le sue mano alla sua caméra regalè & solamentè Ij lassa tanti Dinarj quantj apena Ij bastano per tornarè alla sua casa » ?*. [« Le Roi de Tombouctou est ennemi mortel des Juifs, de telle façon qu’on n’en trouve aucun dans la dite région et en plus de çà, lorsque le Roi apprend qu’un des marchands de Berbérie fréquente les Juifs, ou fait du commerce avec eux, ou (encore) fait du commerce avec leurs dinars (leur argent), le Roi alors de sa propre autorité confisque tous ses biens, qui lui reviennent (alors et sont déposés) dans sa chambre royale (chambre au trésor.) Et seulement il lui laisse à peine les dinars qui lui suffisent (ce dont il a besoin) pour rentrer à la maison (chez lui) »J ?2.
Ce passage est d’une intérêt capital : il est le seul dans lequel Jean Léon l’Africain semble faire allusion à un passé récent, durant lequel des commerçants juifs auraient fréquenté Tombouctou. Mais des et des doutes subsistent sur la nature de Tombouctou, sur de ce roi de Tombouctou et sur les sources de l’auteur. Toutes choses qui poussent à la prudence et à ne pas faire de ce passage une lecture linéaire. Il convient donc de le replacer dans son double contexte littéraire et historique pour le lire et le comprendre. Le contexte littéraire s’entend ici comme l’ensemble des passages que Jean Léon l’Africain consacre au bilâd-al-sudân.
1. Tombouctou-ville ou Tombouctou-Royaume : l’ambivalence d’un toponyme
À leur lecture, il apparaît que dans la perception de l’auteur, influencé peut – être par l’imaginaire et la littérature de l’époque, il y a une nette assimilation de Tombouctou, la belle, la mystérieuse et la riche, aussi bien à la ville proprement dit qu’au pays tout entier. Un passage suffit pour nous en édifier :
70. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, pp. VII-VHI et 136 et Vol. II, pp. 467-468.
71. Jean Léon l’Africain dans Rauchenberger, Dietrich. Johannes Léo der Afrikaner : Seine Beschreibung des Raumes zwisten Nil und Niger nach dem Urtext. Wiesbaden, Harrass- sowitzVerlag ( » Orientalia Biblica et Christiana », Band 13), 1999, p. 280.
72. Ce passage étant d’importance, nous avons préféré recourir au manuscrit VE 953 qui, dans l’état actuel de la recherche est considéré comme le manuscrit original de Jean Léon l’Africain en date de 1526 et le faire traduire. L’œuvre de Jean Léon l’Africain a certes été l’objet de plusieurs éditions et traductions, mais qui présentent des limites À titre d’exemple, le texte de Ramusio en date de 1550 prend trop de libertés par rapport au manuscrit original, la traduction d’A. Epaulard rééditée en 1980 s’inspire beaucoup plus du texte de Ramusio que du manuscrit original et enfin la traduction de D. Rauchenberger est pour ce passage-ci trop littéraire.
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nom de ce royaume est moderne : c’est celui d’une ville gui fut bâtie par un roi mé Mense Suleiman en l’an 610 de l’hégire à environ 12 milles d’une branche
« Le nommé du Niger » 73.
Il n’y a guère de doute sur le sens à accorder à ville et royaume. En effet, le manuscrit VE 953, contient aussi bien « cipta » (ville) que « regno » (royaume), pour qualifier Tombouctou 74. Qui plus est, le chapitre est titré : « De lo Regno de Tumbucto » 75 (« Du royaume de Tombouctou »). Ce que rend mal la traduction d’A. Epaulard – « Tom- butto » 76 – qui induit que dans l’entendement de Jean Léon l’Africain, Tombouctou est juste une ville et non un royaume et une ville.
Comment alors expliquer cette ambivalence de Tombouctou à la fois perçue comme ville et royaume ?
Il est vrai qu’en lisant toute la description de l’Afrique, on remarque chez Jean Léon l’Africain ce qui en fait est une méthode, méthode au demeurant empruntée à ses devanciers arabes : élargir à toute la région voisine, quitte à en faire un royaume, le nom des principales villes. Ainsi en est-il de Fez 77, de Tunis 78, de Walata 79, … Ainsi en serait-il ici de Tombouctou.
2. Identification du « roi de Tombouctou » à l’Askya Muhammad
Mais la véritable raison est que l’auteur, en décrivant la ville de Tombouctou, insère çà et là, des informations relatives à tout le Sonrhaï et à son souverain. Dès lors, il est impossible de suivre Henri Lhote, l’un des annotateurs de Jean Léon l’Africain, dans l’édition d’A. qui identifie « le roi de Tombouctou » au Tombouctou – Koï de Tombouctou), qui est dans cette ville, l’émanation et le de l’Askia, qui siège à Gao. Lors de la visite de Jean Léon l’Africain, cette charge était confiée à Omar ben Mohammed Naddi (rég. 1493-1521) 8o. En fait, c’est à l’Askya Muhammad (rég.1493-1528) que Jean Léon l’Africain attribue le titre de « roi de Tombouctou. » C’est ce qui ressort d’une part, de différents passages relatifs à la titulature des Sonni et des Askya et d’autre part, des prérogatives même de ce « roi de Tombouctou », ainsi que d’indications sur sa politique et religieuse.
Dans différents passages, Sonni Ali Ber (Sonj Heli) et l’Askya al-hadj Muhammad ben Abu Bakr (Abubacr Ischia) (rég. 1493-1528) sont invariablement présentés comme « Roi de Tombouctou et de Gao »,
73. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 467.
74. D. Rauchenberger, 1999, p. 274.
75. D. Rauchenberger, 1999, p. 274.
76. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 467.
77. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 157.
78. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 359.
79. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 461.
80. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 467, n. 44.
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comme « Roi de Gao » ou comme « roi de Tombouctou » 8l. Ce qui en définitive revient au même : dans l’esprit de l’auteur, Walata comme Djenné ou Tombouctou ou Gao faisant partie du Sonrhaï, le Sonni ou l’Askya peut aussi être présenté comme le souverain de chacune de ces localités. De plus, si le siège du pouvoir est à Gao, où demeure en principe le Sonni ou l’Askya, les vicissitudes du pouvoir l’amènent souvent, à se déplacer d’une localité à l’autre, comme l’indique l’auteur :
« Quand le roi (celui de Tombouctou) va d’une ville à Vautre avec les gens de sa cour, il monte à chameau et les chevaux sont conduits en main par les estafiers » 8z.
Aussi, séjourne-t-il souvent à Tombouctou, ville d’où il mène des excursions militaires pour « faire …la guerre à ses voisins ennemis et à ceux qui ne veulent pas lui payer le tribut. Quand il a remporté la victoire il fait vendre à Tombutto jusqu’aux enfants pris dans le combat » 83.
Bien entendu, de telles prérogatives militaires dépassent les du Tombouctou – Koï et il ne peut s’agir que de l’Askya.
C’est que, en plus de ces prérogatives, certains passages de Jean Léon l’Africain laissent transparaître ce qui ressemble fort bien à la politique économique et religieuse menée par l’Askya Muhammad (rég.1493- 1528). Il est en effet peint, comme un souverain, qui mène une politique on ne peut plus favorable aux commerçants arabes et aux lettrés Il est même lié aux premiers par des relations matrimoniales :
« Les habitants (de Tombouctou) sont fort riches, surtout les étrangers qui sont fixés dans le pays, si bien que le roi actuel a donné deux de ses filles en mariage à deux frères commerçants, en raison de leur fortune » 84.
Quant aux seconds, il se fait remarquer par ses largesses à leur égard :
« II y a dans Tombutto de nombreux juges, docteurs et prêtres, tous bien appointés par le roi. Il honore grandement les lettrés » 8*.
Pour couronner cette politique, il entreprend un pèlerinage à la Mecque en 1497-1498 : l’écho en parvient à Jean Léon l’Africain :
« Lorsqu’il eut rendu le sien (son royaume) pacifique et tranquille, il (le roi de Tombutto actuel, Abu Bacr Ischia) éprouva le désir d’aller faire le pèlerinage de La
81. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, pp. 462, 463, 464, 468 et 470 et D. Rauchenber- ger, 1999, pp. 262-265, 276-277 et 284-290.
82. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 468.
83. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 468. C’est d’ailleurs, pour imposer un tribut à Walata, que le « roi de Tombouctou » – probablement Sonni Ali Ber – a envahi cette localité. Voir Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 464.
84. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 467.
85. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 468. Voir aussi S. M. Cissoko, 1985, pp. 234.
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Mecque. Dans ce pèlerinage, il dépensa tout son trésor et fit cinquante mille ducats de dettes » 86.
Ces indications correspondent ni plus, ni moins, à ce que l’on sait de l’Askya Muhammad (rég.1493-1528), par la lecture des chroniques soudanaises que sont le tarikh al-sudân et le tarikh al-fattâsh.
En fait, l’Askya Muhammad (1493-1528) s’est assuré l’amitié de lettrés et de commerçants musulmans, soudanais comme arabes, qui guident sa politique au gré de leurs intérêts financiers. Il ne faut pas en effet, perdre de vue, qu’au Soudan, les lettrés, les commerçants et les hommes du pouvoir forment une seule et même classe, unie par des intérêts économiques, liés aux subsides tirés du commerce La traite et l’esclavage sont au centre de ces intérêts et dans la nomenclature des questions que l’Askya soumet à l’expertise des qui lui répondent par l’élaboration de fatwas, reviennent souvent, le statut des douze tribus serviles héritées des Shi, ainsi que la licéité du maintien dans la servilité d’un esclave nouvellement converti à l’Islam. Donc l’exégèse des ulémas permet à l’Askya de donner une caution morale et religieuse à la traite et à l’esclavage et de se faire une bonne conscience.
3. Hypothèses sur l’incursion de commerçants juifs au Soudan
Les commerçants juifs avaient-il leur place dans un tel système d’intérêt ? Certainement pas. Ce qui toutefois n’exclut pas qu’ils soient parvenus jusqu’au bilâd al-sudân, dans la logique de leur forte dans le commerce transsaharien. Comme déjà indiqué, celui-ci est marqué aux xve-xvie siècles, par le dynamisme de l’axe commercial Tafilâlet – boucle du Niger. Arrivées aux portes du Soudan occidental, les caravanes en provenance de Sidjilmâsa font une dernière halte à Walata, ville-escale et ville-carrefour, en direction de Tombouctou notamment. À Walata même, selon Valentim Fernandes, qui rédige son œuvre entre 1506 et 1507, « il y a des Juifs, très riches mais très opprimés, et qui sont, soit des marchands ambulants, soit des orfèvres ou des joailliers » 8?. Ces marchands juifs, ambulants de surcroît s’arrêtent-ils à Walata ou poursuivent-ils leur chemin et leur activité beaucoup plus loin, en direction des grandes cités commerçantes soudanaises ? Mieux que Valentim Fernandes, Ahmed Bâbâ (963/1556-1036/1627) nous offre une indication de taille, qui permet de compléter et d’éclairer Jean Léon l’Africain :
86. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, pp. 462-463.
87. Fernandes, Valentim. Edition et traduction de P. de Cenival et Théodore Monod. Description de la côte d’Afrique de Ceuta au Sénégal (1506-1507) . Paris, Librairie Larose (« Publications du comité d’études historiques et scientifiques de l’Afrique occidentale française » A [6]), 1938, pp. 1 et 85.
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« C’est là (Gao) que lui (al-Maghîlî) parvint la nouvelle du meurtre de son fils au Touat par le parti des Juifs. Il fut bouleversé par l’événement. Il demanda alors au sultan (l’Askya Muhammad) d’arrêter les gens du Touât qui étaient à Kaghû (Gao) à cette saison. On les arrêta. Mais le fait fut désapprouvé par notre maître Abu al-Mahâsin Mahmud b.Umar, puisque ces gens-là n’avaient rien fait. Le sultan revint sur son ordre et les fit relâcher » 88.
Comme l’indique M. Abitbol, « (cette) mesure de rétorsion… n’a de sens que si Von suppose que les Juifs étaient alors nombreux à venir dans ces parages » 89.
Même libérés, les commerçants juifs savent à quoi s’attendre dans un milieu qui leur est hostile : leurs intérêts commerciaux sont contraires à ceux des commerçants et lettrés musulmans qui gravitent autour de l’Askya Muhammad (rég. 1493-1528) et qui orientent dans le sens voulu sa politique 9°. Toute la question est donc de savoir, quel est le sort réservé à ces Juifs. De quel côté a penché la politique de l’Askya Muhammad (rég. 1493-1528), pris entre l’extrémisme d’al-Maghîlî (vers 844/1440-909/1503-4) et la modération d’Abu al-Mahâsin ? Il est probable que lorsque Jean Léon l’Africain se rend dans la région plus tard, en 1511-1512, il n’y a plus de Juifs, ni àTombouctou, ni à Gao. Que sont-ils devenus ? Auraient-ils quitté les métropoles soudanaises de leur propre gré ? Ou encore, auraient-ils été forcés en cela par l’Askya, qui, pire, se laissant influencer par al-Maghîlî (vers 844/1440-909/1503-4), a pu les exterminer ? Ce ne sont là que des hypothèses. Mais les termes dans lesquels Jean Léon l’Africain parle de l’Askya Muhammad (rég. 1493- 1528) font craindre le pire : il est « ennemi mortel des Juifs », « on n’en trouve aucun dans la région » et tout commerçant arabe qui à faire affaire avec eux, voit tous ses biens confisqués 9I. On pourrait aussi mettre ce passage de Jean Léon l’Africain en rapport avec la découverte de sépultures rudimentaires dans la région de Tendirma (Tindirma) et que les autochtones disent juives 92. La présence juive dans cette région est attestée aussi bien par le Tarîkh al-Fattâsh que par des traditions recueillies à Tendirma même, ainsi qu’à Morikoyra et à
88. Ahmad Bâbâ dans Cuoq, J. M. -Traduction et notes. – Recueil des sources arabes concernant l’Afrique occidentale du VHP au XVF siècle (Bilâd al-Sûdân). Paris, Éditions du Centre national de la Recherche scientifique (« Sources d’histoire médiévale », publiées par l’Institut de recherche et d’histoire de textes), 1985, réédition, pp. 434-435. Cet événement s’est déroulé vers la fin du XVe siècle.
89. M. Abitbol, 2OOI, p. 77.
90. Le Rabbin Mardochée sera aussi confronté au même choc d’intérêt au xixe siècle. Voir Oliel, Jacob. De Jérusalem à Tombouctou, l’odyssée saharienne du Rabbin Mardochée. Paris, Éditions Olbia, 1998, 272 p.
91. J. Léon l’Africain, dans D. Rauchenberger, 1999, p. 280, voir traduction infra, p. 12.
92. Voir Oliel, Jacob. « Les Juifs du Mali. » Paris, l’Arche, le mensuel du judaïsme français (475)3 Juillet 1997, pp. 62-63 et dans Los Muestros, la voix des Sépharades (28), Septembre I997> PP- 25-26.
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Arham, par Mahmoud Zoubert 93. Cette région, le Kurmina, étant stratégique, l’Askya Muhammad (rég. 1493-1528) en avait confié le commandement militaire à son frère Umar Komdiagho, avec le titre de Kurmina Fari (Gouverneur du Kurmina) ou Kanfari 94. Mais les deux frères ne menaient-ils pas la même politique ?
Pour résumer, on retiendra que de la lecture croisée de la description de l’Afrique et des autres sources d’époque, il ressort que les juifs fréquentaient les métropoles soudanaises au moins, jusqu’au règne de l’Askya Muhammad (1493-1528). À partir de cette date, des événements graves leur ferment l’accès au Soudan et à ses richesses.
4. Les sources arabes de Jean Léon l’Africain
Mais une telle analyse ne peut avoir du poids qu’à l’aune du crédit qu’on peut accorder aux propos de l’auteur. S’est il réellement rendu au Soudan ? Pour décrire cette région utilise t-il d’autres sources que celles du terrain ?
Un certain nombre d’indices semblent indiquer que Jean Léon l’Africain s’est effectivement rendu au Soudan, tout au moins dans une partie de la boucle du Niger. Il s’agit d’informations nouvelles et précises par rapport aux sources arabes ; informations qui pourraient toutefois relever en partie, d’une fréquentation assidue par l’auteur, des bibliothèques romaines, comme l’indique D. Rauchenberger 95 : au commerce entre le Soudan occidental et la région guinéenne sur la foi de renseignements fournis par les commerçants soudanais, certainement dyulaa 96, mention de « Guighimo » comme « Seigneur du Ciel » jadis adoré par les africains noirs et l’hypothèse de son à Guéno, Dieu suprême du Panthéon pulaar 9?, informations
93. Kâti, Mahmûd b. al-Hadj al-Mutawakkil (1468-1593) ( ?) et son petit fils Ibn al-Mukhâr. Édition et traduction française O. Houdas et M. Delafosse. Ta’rîkh al-Fattâsh fi akhbâr al-buldân wa l – djuyûsh wa akâbir al-nâs (Chronique du chercheur portant sur l’histoire des villes, des armées et des principaux personnages (1519-1665). Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien Maisonneuve (« Collection UNESCO d’œuvres série africaine, documents arabes relatifs à l’histoire du Soudan, École des langues orientales vivantes »,Ve série, Vol. X). 1964 (réédition), pp. 62-64 (texte arabe) et 118-123 (traduction) ; Zoubert, Mahmoud Abdou -Transcription/traduction -. Traditions historiques songhoy (Tindirma, Morikoyra, Arham). Niamey, Organisation de l’unité africaine, Centre d’études linguistiques et historiques par tradition orale, Janvier 1983, III + 97 p.
94. Voir S. M. Cissoko, 1985, p. 224.
95. D. Rauchenberger, 1999. La confusion que l’auteur fait entre « Genni » (Djenné) et « Ghinea » (Guinée), par homophonie en semble le reflet. Voir J. Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 464.
96. Deux passages de l’auteur nous éclairent sur ce fait. Le premier a le mérite d’indiquer ses sources : « Elle (la terre des noirs) se termine au Sud à l’Océan dans les lieux inconnus de nous, mais sur lesquels nous avons de nombreux renseignements par les marchands qui viennent de ces régions au royaume de Tombutto (Tombouctou) . » (J. Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 5) Le second passage est plutôt allusif : « On a cependant quelques relations avec les noirs qui vivent sur la côte de l’océan. » (J. Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 463.)
97. J. Léon l’Africain, 1980, Vol. I, p. 45.
LA PROBLÉMATIQUE JUIVE AU SAHARA ET AU SOUDAN 265
nouvelles sur les ressources du pays, les hommes et les produits du commerce, …
Mais, d’un autre côté, il apparaît que Jean Léon l’Africain puise dans les sources arabes. Le chapitre sur le pays des noirs commence par une allusion aux géographies d’al-Mas’ûdî (283-345 ou 346 / 896-956 ou 957) et d’al-Bakrî (1028-1094) 98. Nous avons déjà indiqué que l’auteur emprunte à Ibn Khaldûn (1332-1406) sa théorie sur la judaïsation des tribus berbères 99. Ses préjugés sur les noirs, « qui vivent comme des bêtes, sans seigneurs, sans républiques, sans gouvernements, sans coutumes » IO°, relèvent d’une récupération de stéréotypes propres aux géographes et historiens arabes, notamment Ibn Hawkal (m. ap. 378 / 988), plutôt que de l’observation directe sur le terrain, puisqu’il s’évertue dans tout le livre VII à montrer et à démontrer, que les noirs sont bel et bien civilisés. Il emprunte en particulier à al-Bakrî (1028-1094) des passages entiers relatifs au mâlik (Souverain) de Ghana et au Ghana et qu’il applique sans ambages au « roi de Tombouctou », en l’occurrence l’Askya Muhammad (rég. 1493-1528) : le trésor royal fait de « grandes richesses en pierres précieuses et en barres d’or, dont certaines pèsent 50 livres et certaines (d’autres) 300 livres » IO1 ; le protocole qui veut que pour lui parler, on « s’agenouille devant lui, (on) prend de la terre et on s’en asperge la tête et les épaules » ; l’usage de «flèches empoisonnées » IO2. Ses nombreuses au mouvement murâbittûn peuvent aussi relever d’emprunts faits à l’historien andalou.
Quelle que soit l’ampleur de ces emprunts, ils ne semblent pas remettre en cause les informations que l’auteur a recueillies sur le terrain.
98. J. Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 461.
99. Voir n. 2.
100. J. Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 461.
101. Traduction à partir du manuscrit VE 953 qui contient : « II Rè de Tombutto tenè grande Riccheze in Pietrè preciosè & in verghè de oro chè alcunè pesano 50 & alcunè 300 libre. » Voir J. Léon l’Africain ds D. Rauchenberger, 1999, p. 276. Cette information semble une réminiscence exagérée de la pépite du mâlik (Souverain) de Ghana pesant 1300 livres. On remarquera que les auteurs arabes ne font guère de distinction entre le Ghana et le Mali, quand ils parlent des réserves d’or royales et en particulier de cette grande pépite d’or, qui a tant frappé l’imagination. Cet or aurait été transmis de règne en règne – des Tunka aux Mansa ? -. Selon Ibn Khaldûn, le Mansa Djata II brada la pépite à des marchands égyptiens. On remarque aussi que l’information sur les richesses royales et la pépite a circulé d’Ibn Hawkal à au moins al-Kalkashandî, en passant par al-Bakrî, al-Idrîsî, le Kitâb al-Istibsâr, Ibn Saïd et Ibn Khaldûn. Pour tous ces auteurs, voir J. M. Cuoq, 1985, pp. 74, 101, 133, 177, 205, 349 et 372. Voir aussi D. T. Niane. « Les relations entre les différentes régions : échanges entre les régions » dans Niane, DjibrilTamsir- directeur de volume -, 1985, chapitre XXV, p. 672, qui toutefois se trompe dans la pagination de J.M. Cuoq.
102. Jean Léon l’Africain, 1980, Vol. II, p. 468. Voir aussi S. M. Cissoko (1985, pp. 222-223) qui montre que le pouvoir de l’Askya trouve son fondement dans une combinaison de coutumes soudanaises et de traditions musulmanes. On peut lui emprunter sa terminologie, pour montrer que Léon l’Africain décrit bien ces deux composantes du pouvoir de l’Askya : il insère les coutumes soudanaises dans sa de Tombouctou et les traditions musulmanes dans sa description de Gao. il est probable que S. M. Cissoko se laisse induire en erreur par Jean Léon l’Africain et prête à l’Askya des prérogatives propres au Mansa.
Outre-Mers, T. 94, N° 350-351 (2006)
266 I. BA
Conclusion
Au terme de cette étude, il apparaît qu’une analyse unilatérale de la description de l’Afrique suffit à prouver amplement la participation des Juifs à l’expansion du commerce transsaharien, à l’époque de Jean Léon l’Africain. Les choses sont moins tranchées pour le Soudan : de la lecture combinée de Léon l’Africain et des autres sources d’époque, on ne peut faire de l’incursion des commerçants juifs dans cette région qu’une probabilité. Dans l’état actuel de la recherche, beaucoup de questions subsistent et l’analyse est surtout faite d’hypothèses. C’est que la critique historique n’a pas fini de se déployer, pour mesurer toute la part des nombreux emprunts que l’auteur fait à coup sûr aux sources arabes IO3. L’hypothèse d’un recours à des sources notamment portugaises reste à développer et à confirmer. De tels écueils augmentent la valeur de la description comme matériau c’est-à-dire une œuvre à dépouiller de son vernis d’emprunts et à cerner dans les logiques de sa composition, avant d’être exploitée comme source. D’ores et déjà, la description de l’Afrique apparaît aussi, par les informations et les indications nouvelles qu’elle contient, comme une source de premier ordre, pour l’étude des relations entre Juifs et musulmans au Maghreb et au Sahara et comme source de l’hinterland africain, à un période où la connaissance de ce continent se fait surtout par la côte.
103. L. Massignon (1906, pp. 36-42 et 63-67) relève d’une part la liste des nombreux auteurs qui ont littéralement pillé
l’œuvre de Léon l’Africain et d’autre part, la liste des emprunts faits par Léon l’Africain lui-même. D’autre part,
la liste des emprunts de l’auteur est loin d’être exhaustive, comme déjà montré avec les emprunts faits à Ibn Khaldûn.
De ce point de vue, le travail de L. Massignon, très méritoire pour son époque, mérite d’être réactualisé, notamment ses
analyses sur le commerce transsaharien. La qualité du travail de L. Massignon augure d’ailleurs de l’importance
d’un travail similaire à consacrer au bilâd al-sûdân.

 

 

1 Comment
  1. Article tres interressant, mais il ya des chiffres et des references un peu partout. On espere un autre article plus propre sur le meme sujet ! Un plaisir a dechiffrer en tout cas.
    Merci Guerchon

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